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Full text of "Histoire de deux peuples, la France et l'Empire allemand"

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HISTOIRE  DE  DEUX   PEUPLES 


DU  MÊME  AUTEUR 

A    LA   MÊME   LIBRAIRIE 


Bismarck  et  la  France.  Un  vol.  in-18  jésus,  de 

xvi-300  pages  (troisième  édition)     ....     3  50 

Louis  II  de  Bavière.  Un  vol.  in  16  de  vii-277 

pages.  (Nouvelle  édition) 3  50 

Le  coup  d^Agadir  et  la  guerre  d  Orient.  Un 
vol.  in-16  double-couronne  {épuisé). 


JACQUES     BAINVILLE 


HISTOIRE  DE  DEUX  PEUPLES 

LA   FRANCE 

ET 

L'EMPIRE   ALLEMAND 


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NOUVELLE  LIBRAIRIE  NATIONALE 

11,     RUE      DE     MÉDICIS     —     PARIS 
M  CM  XV 


Copjl'ight  1915,  by  Société  française  dÉditioa  et  de  Libfairie, 
proprietor  of  Nouvelle  Librairie  Nationale. 

Tous  droits  de  reproduction,  de  traduction  et  d'adaptation 
réservés  pour  tous  pays. 


AVANT-PROPOS 


Ce  livre  est,  en  somme,  une  histoire  a 
grands  traits  de  notre  pays. 

Quand  on  étudie  les  rapports  de  la  France 
avec  le  reste  de  V Europe,  on  s'' aperçoit  que 
la  plus  grande  tâche  du  peuple  français 
lui  a  été  imposée  par  le  voisinage  de  la  race 
germanique.  Avec  nos  autres  voisins,  An- 
glais, Espagnols,  Italiens,  s'il  g  a  eu  des 
conflits,  il  g  a  eu  aussi  des  trêves  durables, 
de  longues  périodes  d'accord,  de  sécurité 
et  de  confiance.  La  France  est  le  plus  so- 
ciable de  tous  les  peuples.  Il  le  faut  bien 
pour  qu^ à  certains  moments  nous  ayons  eu, 
et  assez  longtemps,  V Allemagne  elle-même 


8  HISTOIRE    DE  DEUX  PEUPLES 

dans  noire  alliance  et  dans  noire  amilié. 
Il  esl  vrai  que  c'élail  après  l'avoir  vaincue. 
Ilesl  vrai  que  c'élail  après  de  longs  efforts, 
de  durs  travaux  qui  nous  avaient  permis 
de  lui  retirer,  avec  la  puissance  politique, 
les  moyens  de  nuire.  Car  le  peuple  alle- 
mand est  le  seul  dont  la  France  ait  tou- 
jours dû  s'occuper,  le  seul  qu'elle  ait  tou- 
jours eu  besoin  de  tenir  sous  sa  surveillance. 

Une  idée  domine  ce  livre.  Nous  pouvons 
même  dire  qu'elle  nous  a  hanté  tandis  que 
nous  écrivions  ces  pages. 

Le  solde  la  France  était  occupé  par  Ten- 
nemi  qui  se  tenait,  dans  ses  tranchées,  à 
quatre-vingts  kilomètres  de  la  capitale. 
Lille,  Mézières,  Saint-Quentin,  Laon,  vingt 
autres  de  nos  villes  étaient  aux  mains  des 
Allemands.  Guillaume  II  célébrait  son  an- 
niversaire dans  une  église  de  village  fran- 
çais. Tous  les  jours,  Reims  ou  Soissons 
étaient  bombardés.  Tous  les  jours  un  frère, 
un  ami  tombait.  ((Fallait-il  que  nous  revis- 
sions cela  »,  disaient  les  vieillards  qui  se  sou- 


AVANT-PROPOS  9 

venaient  de  1870.  Deux  invasions  en  moins 
d'un  demi-siècle  !  Comment  ?  Pourquoi  ? 
Etait-ce  l'œuvre  du  hasard  ou  bien  une 
fatalité  veut-elle  que,  tous  les  quarante- 
quatre  ans,  l'Allemagne  se  rue  sur  la 
France  ? 

Lorsqu'on  se  pose  ces  questions,  la  cu- 
riosité historique  est  éveillée.  La  réflexion 
Vest  aussi... 

En  suivant  la  chaîne  des  temps^  nous 
suivions  la  chaîne  des  responsabilités  et  des 
causes.  Comme  nous  sommes  liés  les  uns  aux 
autres  !  Comme  il  est  vrai,  selon  le  mot 
d'Auguste  Comte,  que  les  vivants  sont  gou- 
vernés par  les  morts  !  Tour  a  tour,  les  Fran- 
çais ont  recueilli  le  fruit  de  la  sagesse  de 
leurs  devanciers  et  souffert  de  leurs  erreurs. 
Nous  n' échappons  pas  à  cette  loi  de  dépen- 
dance. Comprenons  du  moins  comment  elle 
agit  :  c'est  l'objet  de  cet  ouvrage. 

Nous  n'avons  pas  voulu  l'alourdir  par 
des  références  et  des  renvois  aux  textes. 
Nous  avons  voulu  qu'il  pût  se  lire  d'un  seul 


10  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

traity  comme  un  commentaire  de  la  grande 
giierrede  1914-1915.  Nous  croyons  d'ail- 
.  eurs  n'avoir  rien  avancé  qui  ne  soit  acquis 
et  reconnu  pour  vrai  par  l'école  historique 
contemporaine. 

J.  B. 

25  avril  19 là. 


HISTOIRE   DE  DEUX  PEUPLES 


CHAPITRE    PREMIER 


La  monarchie  héréditaire  des  Capétiens 

ET   l'anarchie   allemande 


Dès  que  la  persévérance  de  plusieurs 
générations  capétiennes  eut  commencé  de 
donner  à  la  France  une  ligure,  le  problème 
des  frontières  de  l'Est  se  posa.  Le  royaume, 
ayant  grandi,  se  heurtait  soudain  à  un 
monde  hostile.  L'Allemagne  montait  la 
garde  devant  le  Rhin,  et  c'était  vers  le  Rhin 
qu'il  fallait  tendre  pour  que  l'œuvre  fût 
achevée,  classique,  pour  qu'elle  satisfît  la 
raison.   L'instinct  des   chefs  poussait  les 


12  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

ducs  de  France,  héritiers  de  la  tradition 
gallo-romaine,  à  refaire  la  Gaule  de  César. 
Et  déjà  il  se  révélait  que,  vers  la  Germanie, 
la  lutte  serait  difficile  et  longue. . .  Si  longue, 
si  difficile,  qu'au  xx^  siècle,  loin  d'être  ache- 
vée, elle  aura  repris  dans  les  conditions  les 
plus  inhumaines,  les  plus  terribles  qui  se 
soient  vues  depuis  les  invasions  barbares. 
Sur  cinq  côtés  de  l'hexagone,  les  succes- 
seurs de  Hugues  Capet  avaient  donné  à  la 
France  sa  forme  et  ses  limites.  Ils  ont  dis- 
paru avant  d'avoir  achevé  leur  tâche.  Et 
l'œuvre  de  tant  d'années  a  même  été  enta- 
mée, compromise,  sur  cette  frontière  du 
Nord-Est  et  de  l'Est  où  la  nation  fran- 
çaise avait  porté  si  longtemps  son  effort. 
La  menace  anglaise  a  existé  à  plusieurs 
moments  de  notre  histoire  :  elle  n'est  pas 
la  plus  grave  pour  la  France.  L'Anglais  a 
eu  plus  d'une  fois  des  intérêts  communs 
avec  nous.  Entre-t-il  en  conflit,  passe-t-il 
son  canal,  on  peut  le  jeter  à  la  mer,  le 
«    bouter  hors  du  royaume  »,  le  prier  de 


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LES    CAPÉTIENS    ET    l'aNARCHIE  ALLEMANDE      13 

rester  dans  son  île.  Mais  l'Allemand  ?  Il  vit 
avec  nous  porte  à  porte.  11  voisine,  il  com- 
munique avec  nos  vallées  et  nos  rivières. 
Faites  refluer  sur  un  point  la  masse  ger- 
manique :  avec  sa  plasticité,  elle  affluera 
sur  un  autre  point.  La  France  est  en  péril 
d'invasion  tant  qu'elle  ne  possède  pas  ces 
frontières  que  l'on  a  très  vite  appelées  des 
frontières  naturelles  parce  que  ce  sont  nos 
frontières  nécessaires.  La  France  n'est  pas 
en  sûreté  tant  que  le  voisinage  de  l'Alle- 
magne pèse  sur  elle,  tant  que  les  armées 
allemandes  se  trouvent  à  quelques  jours 
de  marche  de  Paris.  La  France,  jusqu'en 
temps  de  paix,  est  menacée  par  ce  peuple 
prolifique  et  migrateur,  toujours  prêt  à 
loger  dans  le  nid  des  autres.  Mais  l'Allema- 
gne, de  son  côté,  se  croit  atteinte,  se  croit 
blessée,  si  elle  est  refoulée  au  delà  du  Rhin, 
si  elle  abandonne  à  l'ascendant  de  la  langue 
et  de  la  civilisation  françaises  les  colonies 
germaniques  fixées  sur  l'ancien  domaine  de 
la  Gaule  impériale.  Ainsi  le  royaume  de 


14  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

Lothaire  a  gardé  au  cours  des  siècles  son 
caractère  de  territoire  contesté.  Toutes  les 
solutions  essayées,  toutes  les  combinaisons 
politiques  mises  en  œuvre,  n'ont  pu  ré- 
soudre le  vieux  conflit.  Royaume  de  Bel- 
gique, grand-duché  de  Luxembourg,  terre 
d'Empire  :  ces  inventions  qui  succèdent 
aux  anciennes  villes  si  clairement  nommées 
«  de  la  barrière  »  et  qui  marquent  au- 
jourd'hui notre  limite,  ont  été  à  l'origine 
de  simples  compromis.  Ces  sortes  d'États 
tampons  ont  pu  devenir  des  nations  dans 
toute  la  force  du  terme,  comme  la  Belgique 
vient  de  le  prouver  magnifiquement.  Cepen- 
dant les  marches  de  l'Est  et  du  Nord-Est 
restent  des  champs  de  bataille  que  jamais 
on  n'a  réussi  à  neutraliser  d'une  manière 
définitive. 

De  Bouvinesà  Sedan  et  à  la  Marne,  vingt 
fois  le  peuple  français  et  le  peuple  allemand 
se  sont  affrontés.  Mais  les  guerres,  les 
combats  n'ont  été  que  les  éclats  d'une  riva- 
lité  permanente.    Durant   les  armistices. 


LES    CAPÉTIENS    ET    l'aNARCIIIR  ALLEMANDE       15 

d'une  étendue  souvent  considérable,  la  po- 
litique et  la  diplomatie  poursuivaient  l'ef- 
fort des  armées  au  repos,  tendaient,  tout 
en  prenant  des  avantages,  à  supprimer  le 
risque  de  guerre,  à  réduire  le  rival  à  l'im- 
puissance. Ici,  de  très  bonne  heure,  grâce 
à  des  conditions  politiques  particulières, 
ce  fut  la  France  qui  prit  le  pas  sur  l'en- 
nemi. 

Economes  du  sang  français,  les  gardiens 
héréditaires  de  notre  sécurité  devaient 
mettre  à  profit  toutes  les  circonstances  qui 
désarmeraient  le  colosse  germanique,  le 
diviseraient  contre  lui-même,  détourne- 
raient son  attention.  Ces  circonstances,  on 
les  provoquerait  au  besoin.  Le  royaume 
d'Allemagne  avait,  à  l'origine,  une  forte 
avance  sur  le  royaume  de  France.  L'Etat 
germanique  était  même  adulte  avant  qu'il 
existât  un  État  français.  Il  fallut  utiliser 
tous  les  défauts  de  la  gigantesque  cuirasse, 
pratiquer  d'opportunes  interventions  dans 
les  troubles,  querelles  et  embarras  de  l'Ai- 


16  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

lemagne.  II  fallut  se  mêler  activement  i\ 
la  politique  intérieure  allemande.  C'est 
ainsi  que  s'est  formée  l'histoire  d'une  lutte 
incessante,  étendue  sur  la  série  des  siècles, 
mais  où,  les  guerres  d'extermination  ne  se 
concevant  pas  entre  populations  si  nom- 
breuses, c'étaient  le  calcul  et  l'intelligence 
qui  devaient  l'emporter.  Des  deux  nations, 
celle  qui  aurait  le  meilleur  cerveau  gagne- 
rait la  partie. 

Le  génie  éminemment  réaliste  des  Capé- 
tiens, habile  à  se  servir  des  événements, 
apteà  s'instruire  desexpériences,  ne  s'était 
pas  trompé  sur  la  manière  dont  il  conve- 
nait de  traiter  le  problème  allemand.  La 
preuve  que  les  Capétiens  avaient  vu  juste, 
ce  sont  les  résultats  atteints,  résultats  pro- 
digieux si  l'on  rapproche  les  points  de  dé- 
part, si  l'on  compare  Thumble  duché  de 
France  au  puissant  royaume  d'Allemagne 
qui  était  comme  le  résidu  de  l'Empire  caro- 
lingien... Que  la  monarchie  française,  dans 
les  applications,    ait    commis    quelques 


LES    CAPÉTIENS    ET    l'aNARCIIIE   ALLEMANDE       17 

fautes,  qu'elle  n'ait  pas  été  infaillible,  nul 
n'en  sera  surpris.  Ce  qui  frappe,  c'est  que 
jamais  elle  n'ait  persévéré  dans  l'erreur  et 
surtout  qu'elle  n'ait  ni  varié  sur  les  prin- 
cipes, ni  perdu  de  vue  le  but  à  atteindre. 
Les  coups  de  barre  maladroits  ont  été  répa- 
rés à  temps,  la  marche  redressée  au  pre- 
mier signe  qu'on  faisait  fausse  route.  Nous 
trouverons  deux  moments,  dans  l'histoire 
diplomatique  de  l'ancien  régime,  où  de 
lourdes  erreurs  ont  failli  tout  gâter.  C'est 
sous  Louis  XIII,  à  la  bataille  de  la  Mon- 
tagne Blanche,  et  sous  Louis  XV,  à  la  pre- 
mière guerre  de  Sept  Ans.  En  définitive 
rien  n'a  été  compromis  parce  que  le  prin- 
cipe directeur,  si  on  avait  pu  l'interpréter 
mal,  n'avait  jamais  été  méconnu. 


C'était  un  bien  petit  seigneur  que  le  roi 
de  France  des  premières  générations  cape- 


18  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

tiennes  en  face  du  puissant  Empereur 
romain  de  nation  germanique,  héritier  de 
Gharlemagne,  successeur  des  Césars, 
((  moitié  de  Dieu  »,  et  qui  prétendait  à  la 
suzeraineté  de  tout  le  monde  chrétien.  Il  y 
eut  un  siècle  où  cette  prétention  faillit 
devenir  une  réalité,  oii  l'on  crut  que  le 
Saint-Empire  dominerait  la  chrétienté  tout 
entière.  Jusqu'alors  la  couronne  impériale 
était  restée  élective.  Barberousse  et  ses 
successeurs,  qui  représentaient  l'idée  alle- 
mande aux  xu*"  et  xiii*'  siècles  comme  les 
HohenzoUern  l'ont  représentée  de  nos 
jours,  avaient  entrepris  de  fonder  Tunité 
de  tous  les  pays  allemands  pour  étendre 
ensuite  leur  domination  à  l'Europe.  Le 
premier  point  de  ce  programme  consistait 
à  consolider  le  pouvoir  impérial.  Privés  du 
bénéfice  de  l'hérédité,  usufruitiers  d'une 
couronne  élective  qui,  à  chaque  change- 
ment de  règne,  remettait  toutes  choses  en 
question,  les  Hohenstaufen  ne  croyaient 
pas  à  l'accomplissement  de  leurs  vastes 


LES    CAPÉTIENS    ET    l' ANARCHIE    ALLEMANDE       19 

projets.  La  transmission  directe  et  par 
héritage  de  la  couronne  leur  était  apparue 
comme  la  condition  même  de  la  puissance 
politique. 

Cependant  la  monarchie  capétienne, 
dont  les  modestes  débuts  n'avaient  éveillé 
la  jalousie  ni  l'attention  de  personne,  était 
déjà  parvenue  à  s'affranchir  de  l'élection. 
Dès  la  cinquième  génération,  les  succes- 
seurs de  Hugues  Capet  avaient  réussi  à 
prendre  cet  avantage.  Aussi,  se  sentant 
bien  en  selle,  ils  tournaient  les  yeux  vers 
la  Filandre,  vers  la  Lorraine,  vers  toutes 
ces  terres  d'Empire  qu'ils  considéraient 
avec  raison  comme  terres  françaises.  En 
même  temps  un  instinct  sûr  avertissait  les 
Capétiens  que,  si  les  rois  d'Allemagne  deve- 
P  naient  aussi  indépendants  qu'eux-mêmes, 
s'il  arrivait  que  le  Hohenstaufen  entrât  en 
possession  de  ce  privilège  du  droit  héré- 
ditaire qui  faisait  leur  propre  force,  la 
jeune  France  serait  menacée  d'un  péril 
grave,  l'avenir  de  la  dynastie  créée  par 


20  HISTOIRE   DE    DEUX    PEUPLES 

Hugues  se  trouverait  peut-être  à  jamais 
compromis. 

C'était  un  premier  intérêt  que  lésait  dans 
la  personne  des  rois  de  France  l'ambition 
des  Hohenstaufen.  Servis  par  une  force 
qui  n'était  plus  négligeable,  appuyés  sur 
une  nation  qui  tous  les  jours  prenait  mieux 
conscience  d'elle-même,  les  Capétiens 
étaient  déjà  de  taille  à  opposer  des  diffi- 
cultés sérieuses  au  projet  de  leurs  rivaux 
allemands.  Mais  il  y  avait  ailleurs,  en  Eu- 
rope, une  puissance  qui,  elle  aussi,  se  sen- 
tait atteinte  par  l'ambition  des  héritiers  de 
Charlemagne.  Le  Pape  ne  pouvait  ad- 
mettre que  l'Empereur,  son  associé  dans 
le  gouvernement  du  monde,  s'affranchît  du 
pacte  commun.  La  première  «  moitié  de 
Dieu  »  redoutait  vivement  que  la  seconde 
pût  la  réduire  en  esclavage,  rompît  l'équi- 
libre du  spirituel  et  du  temporel.  Le  pou- 
voir impérial  était  soumis  à  la  double  ser- 
vitude de  l'élection  et  du  sacre.  L'Eglise 
pressentait  qu'une  fois  affranchi  de  la  pre- 


LES    CAPÉTIENS    ET    l'aNARCHIE  ALLEMANDE      21 

mière  formalité,  l'Empereur  chercherait  à 
éluder  la  seconde.  L'expérience  lui  avait 
également  appris  à  craindre  pour  sa  propre 
indépendance  que  le  Saint-Empire  romain 
germanique  devînt  trop  fort.  Et  elle  com- 
prenait que  le  bénéfice  de  l'hérédité  apporte- 
rait à  l'Empereur  un  formidable  accrois- 
sement de  puissance. 

C'est  pourquoi  le  Saint-Siège  pensa, 
comme  la  jeune  royauté  française,  qu'il 
importait  d'arrêter  net  l'ambition  des  Ho- 
henstaufen.  A  Paris  et  à  Rome,  on  opta 
pour  le  slatu  quo  en  Allemagne,  la  pru- 
dence commanda  de  s'opposer  à  la  grande 
transformation  politique  rêvée  par  l'Em- 
pereur. Une  rencontre  devait  naturellement 
se  produire,  une  alliance  se  nouer  entre 
ces  deux  intérêts  identiques.  Ainsi  naissait 
une  communauté  de  vues  destinée  à  durer 
à  travers  les  siècles,  malgré  les  accidents, 
les  passions,  les  malentendus,  les  circons- 
tances aussi,  qui  ont  pu  quelquefois  séparer 
Rome  de  la  France,  sans  jamais  briser 


22  HISTOIRE    DE   DEUX    PEUPLES 

complètement  un  lien  formé  par  la  nature 
des  choses  et  les  nécessités  de  la  politique. 
Derrière  cet  effort  des  Hohenstaufen 
pour  acquérir  l'hérédité,  il  n'y  avait  rien 
d'autre,  en  somme,  que  le  dessein  d'achever 
le  royaume  d'Allemagne.  C'était  la  ques- 
tion de  l'unité  allemande  qui  se  posait  à 
l'Europe  du  moyen  âge,  comme  elle  s'est 
posée  à  l'Europe  de  la  Renaissance  et  à 
l'Europe  contemporaine.  C'était  le  péril  de 
la  puissance  germanique  grandie  à  l'excès 
qui  effrayait  déjà  les  esprits  politiques. 
Aussi  les  oppositions  qui  vinrent  du  dehors 
au  projet  impérial  posèrent-elles  un  prin- 
cipe en  perpétuant  et  en  aggravant  la  divi- 
sion et  l'anarchie  de  l'Allemagne.  Ce  fut, 
dès  ce  moment ,  l'intervention  de  l'étranger, 
ce  furent  les  combinaisons  de  la  diplo- 
matie qui  maintinrent  «  les  Allemagnes  » 
dans  l'état  de  particularisme  où  les  avait 
introduites  le  morcellement  féodal,  état 
singulièrement  aggravé  par  le  régime  de 
la  monarchie  élective,  en  sorte  que,  dès  le 


LLS    CAPÉTIENS    ET    l' ANARCHIE  ALLEMANDE       23 

moyen  âge,  dès  avant  le  grand  Interrègne, 
l'Allemagne  répondait  à  la  définition  qu'en 
donnait  plus  tard  Frédéric  11  :  «  Une  noble 
Républiquede  princes.  »  Car  si  l'Allemagne 
—  de  même  que  l'Italie  —  est  restée  si 
longtemps  émiettée,  ce  n'est  pas  qu'une 
mystérieuse  fatalité  Tait  voulu.  Il  n'est  pas 
moins  faux  d'accuser  la  configuration  du 
sol,  le  caractère  des  peuples.  Ces  sortes 
de  prédestinations  sont  purement  imagi- 
naires. L'Allemagne,  l'Italie,  ont  prouvé 
depuis  quarante  ans  que  l'unité  était  dans 
leur  nature  autant  que  le  particularisme. 
L'Italie  a  des  limites  aussi  nettes  que  celles 
de  l'Allemagne  sont  imprécises.  Et  cepen- 
dant l'une  et  l'autre  ont  pareillement  connu 
tour  à  tour  le  régime  d'un  gouvernement 
unique  et  le  régime  des  innombrables  sou- 
verainetés. C'est  M.  Ernest  Lavisse  qui  en 
a  fait  la  remarque  :  au  x^  siècle,  de  tous  les 
pays  qui  avaient  formé  l'héritage  de  Char- 
lemagne,  l'Allemagne  semblait  «  le  plus 
proche  de  l'unité  ».  Cette  unité  presque 


24  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

faite  se  défit.  Elle  était  manquée  définiti- 
vement un  peu  plus  tard,  et  ses  chances  ne 
devaient  plus  reparaître  que  dans  les  temps 
modernes.  A  quoi  a  tenu  cette  destinée? 
A  quoi  a  tenu  cet  échec  ?  C'est  encore 
M.  Lavisse  qui  l'observe: l'Allemagne,  aux 
temps  de  sa  décadence  n'a  pas  trouvé 
«  cette  continuité  dans  l'action  monar- 
chique par  laquelle  d'autres  pays  furent 
constitués  en  Etats  qui  devinrent  ensuite 
des  nations  ». 

Tandis  qu'en  France  la  fonction  royale 
arrivait  à  la  plénitude  de  ses  effets,  la  mo- 
narchie allemande  se  heurtait  à  toutes  sortes 
de  difficultés  et  d'obstacles.  Nous  avons 
entrevu  les  inimitiés  qui,  de  bonne  heure, 
s'étaient  élevées  contre  elle  au  dehors.  A 
l'intérieur,  les  adversaires  qu'elle  rencon- 
tra ne  furent  pas  moins  redoutables.  L'hé- 
rédité avait  pu  s'établir  sans  peine  dans  la 
race  de  Hugues  Capet  qui  ne  portait  encore 
ombrage  à  personne,  qui  était  beaucoup 
moins  puissante  que  maintes  familles  de 


LES    CAPÉTIENS   ET    L^ANARCHIE  ALLEMANDE      25 

grands  feudataires.  Mais  la  maison  de 
Hohenstaufen,  au  moment  où  elle  voulut 
s'affranchir  des  électeurs  et  de  leur  con- 
trôle, ne  pouvait  se  flatter  de  l'avantage  de 
passer  inaperçue.  Déjà  elle  était  redoutable. 
Elle  était  soupçonnée  en  Europe  de  viser 
à  l'empire  du  monde,  en  Allemagne  de  viser 
au  pouvoir  absolu.  Son  éclat  fit  sa  faiblesse. 
Ainsi  arriva-t-il  plus  tard  aux  Habsbourg 
avec  Charles-Quint  et  ses  successeurs,  tan- 
dis que  les  modestes  marquis  de  Brande- 
bourg n'éveillaient  encore  la  méfiance  que 
de  quelques  rares  esprits  à  longue  portée. 
On  comprend  dès  lors  comment  toute 
tentative  de  l'Empereur  pour  affranchir  sa 
couronne  de  l'élection  devait  unir  contre 
lui  les  divers  éléments  qui  craignaient  de 
voir  s'élever  en  Allemagne  un  pouvoir  fort. 
A  l'intérieur,  l'idée  même  de  l'Etat,  repré- 
sentée par  la  monarchie,  rencontrait,  — 
aventure  qui  s'est  répétée  cent  fois,  en  Alle- 
magne, en  France,  partout,  —  la  résistance 
des  intérêts  particuliers,  attachés  à  la  douce 


26  IITSTIORE    DE    DEUX    PEUPLES 

habitude  de  prospérer  aux  dépens  de  l'in- 
térêt commun,  ennemis  du  bien  général  et 
de  la  condition  du  bien  général  qui  est  l'in- 
dépendance de  l'État.  Seigneurs  de  toute 
taille,  princes,  ducs,  burgraves,rhingraves, 
toute  cette  poussière  de  dynastes  allemands 
du  moyen  âge,  redoutait,  haïssait  la  dynas- 
tie unique  qui  limiterait  les  pouvoirs  des 
petites  souverainetés.  Pareillement,  les 
princes  ecclésiastiques,  les  oligarchies 
marchandes,  la  Hanse,  les  villes  libres, 
les  démocraties  paysannes  (dont  les  can- 
tons suisses  sont  les  vestiges),  les  pièces 
infiniment  diverses,  enfin,  de  la  mosaïque 
allemande,  tenaient  à  conserver  une  liberté 
fructueuse.  On  se  disait,  par  un  calcul  bien 
humain,  qu'il  y  a  un  profit  à  tirer  de  chaque 
élection  aussi  longtemps  que  le  pouvoir 
reste  électif.  L'élection,  qu'elle  ait  lieu  au 
suffrage  universel  ou  au  suffrage  le  plus 
restreint  qu'on  puisse  concevoir,  est  une 
affaire,  un  marché,  un  placement.  Elle  a 
même  un  caractère  d'échange  d'autant  plus 


LES    CAPÉTIENS    ET    l'aNARCIIIE   ALLEMANDE       27 

commercial  que  le  nombre  des  votants  est 
moins  grand  et  que  le  vote  a  plus  de  poids. 
Trafiquant  de  leur  bulletin  sans  vergogne 
pour  obtenir  à  chaque  élection  d'Empe- 
reur quelque  avantage  politique  ou  maté- 
riel, les  Electeurs  du  Saint-Empire  rete- 
naient de  toute  leur  énergie  l'instrument 
de  leur  influence  et  la  marque  de  leur  dignité. 
Ceux  mêmes  d'entre  les  princes  qui  n'a- 
vaient pas  voix  au  chapitre  où  était  pro- 
clamé le  César,  conspiraient  en  faveur  de 
l'électorat  d'où  ils  attendaient  du  moins  le 
maintien  de  leurs  privilèges  et  de  leurs 
libertés. 

Ainsi  l'Empereur  allemand.  Empereur 
élu,  ne  disposait  que  d'une  autorité  à  peu 
près  nominale,  rendue  plus  précaire  par 
les  marchandages  et  par  les  concessions, 
par  les  pourboires  payés  à  chaque  tour  de 
scrutin.  Plus  les  élections  se  renouve- 
laient, plus  s'affaiblissait  l'autorité  impé- 
riale. Bonne  chose  pour  le  roi  de  France 
qui  se  sentit  de  bonne  heure  l'ami  naturel 


28  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

de  ces  barons,  de  ces  prélats,  de  ces  répu- 
bliques bourgeoises,  également  opposés 
aux  desseins  de  l'Empereur  et  faciles  à 
distraire  du  faisceau  des  forces  germa- 
niques. 

Et  comment  le  roi  de  France  n'eût-il  pas 
encore  été  l'allié  de  cette  autre  puissance 
qui,  du  dehors,  joignait  ses  forces  à  celles 
des  particularistes  d'Allemagne  pour  con- 
server à  l'Empire  un  caractère  électif  et 
républicain?  Le  pape,  entré  de  bonne  heure 
en  querelle  avec  l'Empereur,  se  trouvait 
par  là  en  communauté  d'intérêts  avec  le 
roi  de  France.  Cette  communauté  d'inté- 
rêts devint  assez  vite  communauté  d'idées. 
«  Tenir  sous  main  les  affaires  d'Allemagne 
en  la  plus  grande  difficulté  qu'on  pourra  », 
devait  dire,  trois  siècles  plus  tard,  un  con- 
seiller du  roi  Henri  II.  Cette  maxime,  Phi- 
lippe Auguste  se  l'était  déjà  formulée  à  lui- 
même  tandis  qu'un  pontife,  doué  du  plus 
brillant  génie  diplomatique,  composait, 
contre  les  menaces  du  pouvoir  impérial, 


LES   CAPÉTIENS    ET    l'aNARCHIE  ALLEMANDE       ^9 

un  plan  de  défense  et  d'attaque  destiné,  en 
dépit  d'une  erreur  initiale,  au  succès. 

L'alliance  du  roi  de  France  et  d'Inno- 
cent III  ne  résulta  d'aucune  idée  précon- 
çue. Les  événements  la  déterminèrent. 
Dans  ces  siècles  oii  l'on  a  pris  l'habitude 
de  voir  le  règne  sans  partage  du  mysti- 
cisme et  la  prédominance  du  sentiment,  la 
politique  avait  plus  de  froideur,  plus  de 
calcul,  moins  de  désintéressement  qu'on 
ne  pense.  Ce  fut  seulement  à  la  suite  de 
plusieurs  tentatives  en  sens  divers  que  se 
rejoignirent  la  politique  de  Paris  et  la  poli- 
tique de  Rome.  Philippe  Auguste,  après 
avoir  songé  pour  lui-même  à  la  couronne 
impériale,  soutint  d'abord  un  candidat  à 
l'Empire  qui  n'était  pas  celui  du  Pape. 
L'événement  prouva  que  le  roi  de  France 
avait  eu  raison  de  repousser  cet  Othon  de 
Brunswick  que  le  Saint-Siège  réussit  à 
faire  élire.  «  Défiez-vous  de  cet  homme, 
disait  Philippe  Auguste  au  Pape.  Vous 
verrez  comme  il  vous  récompensera  de  ce 


30  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

que  vous  faites  pour  lui.  »  Le  Capétien 
avait  de  sérieux  motifs,  en  effet,  de  redouter 
qu'un  neveu  de  Jean  sans  Terre,  un  allié 
de  ses  grands  ennemis  les  Plantagenets, 
régnât  en  Allemagne.  Il  put  se  rassurer 
quand  il  vit  Othon,  ce  qui  ne  tarda  guère, 
rouvrir  l'éternel  conflit  du  Sacerdoce  et  de 
l'Empire,  entrer  en  lutte  avec  la  papauté, 
et,  à  peine  couronné,  envahir  le  patrimoine 
de  saint  Pierre.  Alors  Innocent  III  recon- 
nut que  Philippe  Auguste  avait  eu  raison, 
que  le  roi  de  France  avait  été  bon  prophète, 
et  il  réclama  son  assistance.  Le  Capétien 
était  peu  disposé  à  dégarnir  son  armée  :  il 
se  contenta  d'assurer  la  curie  romaine  qu'il 
était  d'accord  avec  elle,  et  dès  lors  les  deux 
diplomaties  s'appuyèrent.  Contre  Othon 
excommunié,  Rome  et  Paris  eurent  le  même 
candidat  à  l'Empire  :  Frédéric,  un  Ilohens- 
taufen,  il  est  vrai,  mais  jugé  inolTensif  à 
cause  de  son  jeune  âge.  Et  c'est  à  Bou- 
vines  que  se  joua  la  partie  décisive,  Othon 
ayant   compris    qu'il    importait   d'abattre 


i 


LES    CAPÉTIENS    ET    I/' ANARCHIE  ALLEMANDE      31 

Philippe  Auguste  pour  ruiner  son  rival  et 
pour  atteindre  Innocent  III.  Au  moment 
de  livrer  cette  bataille  qui  déciderait  du  sort 
de  son  royaume,  le  Capétien,  de  son  côté, 
ne  négligeait  pas  la  force  que  lui  apportait 
son  alliance  avec  le  Saint-Siège.  Il  s'en 
recommandait  hautement  auprès  de  ses 
vassaux,  prenait  soin  de  troubler  l'adver- 
saire en  se  proclamant  champion  de  TEglise 
et  de  la  foi.  La  victoire  fit  tomber  entre  ses 
mains  l'aigle  d'or  et  le  dragon,  symboles  de 
l'Empire.  Il  les  envoya  à  Frédéric  dont  la 
défaite  d'Othon  fit  un  Empereur,  mais 
l'Empereur  le  plus  soumis  à  Rome,  le  plus 
limité  dans  son  pouvoir  que  l'on  eût  encore 
vu.  La  victoire  de  Bouvines,  fruit  d'une 
habile  diplomatie,  libérait  la  France,  pour 
de  longues  années,  du  péril  germanique. 
Elle  marquait  aussi  l'entrée  de  la  monar- 
chie française  dans  la  grande  politique 
européenne. 

Innocent    III    et   Philippe  Auguste  l'a- 
vaient emporté  en  même  temps.  Une  coali- 


32  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

tion  franco-romaine  avait  brisé  la  puissance 
impériale.  Ainsi  naissait  de  l'expérience 
un  principe  d'équilibre  européen,  tout  à 
l'avantage  de  la  nation  française  et  qui  ne 
devait  pas  cesser,  à  travers  les  siècles,  de 
prouver  sa  bienfaisance.  Rome  et  la  France 
étaient  réunies  par  un  même  intérêt  contre 
une  Allemagne  trop  forte.  Et  ce  qui  était 
vrai  au  xiir  siècle  l'est  resté  au  XIX^  Sedan 
fait  la  contre-partie  de  Bouvines.  On  a  vu, 
quand  le  pouvoir  pontifical  fut  tombé,  le 
roi  de  France  étant  loin  du  trône,  un  Em- 
pire allemand  héréditaire  proclamé  à  Ver- 
sailles. Telle  est  la  chaîne  d'airain  où  s'at- 
tachent les  grandes  dates  de  notre  histoire. 
Près  de  cent  ans  après  Bouvines,  le  pro- 
blème allemand  se  posait  de  nouveau,  et 
dans  des  termes  presque  identiques,  à  la 
monarchie  française.Mais,  durant  le xiif  siè- 
cle, la  puissance  capétienne  s'était  accrue 
autant  qu'avait  encore  baissé  la  force  alle- 
mande. Philippe  le  Bel,  continuant  la  poli- 
tique de  Philippe  Auguste,  bénéficiant  de 


LES    CAPÉTIENS    ET    l'aNARCIIIE  ALLEMANDE      33 

la  victoire  de  1214,  n'avait  plus  le  péril 
d'une  invasion  à  craindre.  A  l'entreprise 
méthodique  de  division  et  d'affaiblissement 
de  l'Empire  déjà  pratiquée  par  son  prédé- 
cesseur, il  n'eut  besoin  que  d'appliquer  les 
ressources  de  la  diplomatie.  C'est  pour- 
quoi, aux  prétentions  et  à  l'ultimatum 
d'Adolphe  de  Nassau,  Philippe  le  Bel  se 
contenta  de  répondre,  d'un  mot  qui  méri- 
terait d'être  plus  célèbre  :  «  Trop  allemand .  » 
Les  Chroniques  de  Saint-Denis  rapportent 
cette  anecdote,  presque  inconnue  et  que 
tous  les  enfants  de  France  devraient  ap- 
prendre à  l'école,  en  ces  termes  d'une  spi- 
rituelle ironie  :  «  Quant  le  roy  de  France 
ot  receues  ces  lettres,  si  manda  son  conseil 
par  grant  deliberacion  et  leur  requist  la 
response  des  dites  lettres.  Tantost  les  che- 
valiers se  départirent  de  court  et  vindrent 
à  leur  seigneur  (Adolphe  de  N.),  lui  bail- 
lèrent la  lettre  de  response;  il  brisa  le  scel 
de  la  lettre  qui  moult  estoit  grant.  Et  quand 
elle  fut  ouverte,  il  n'y  trouva  riens  escript, 


34  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

fors  :  Iroup  alement.  Et  ceste  response  fu 
donnée  par  le  conte  Robert  d'yVrtois  avec 
le  grant  conseil  du  roi  ^  » 

D'où  venait  tant  d'assurance  et  tant  d'au- 
dace ?  Comment  le  Capétien  pouvait-il  se 
permettre  de  répondre  d'un  ton  si  cavalier 
à  l'Empereur  germanique  ?  C'est  que  le 
roi  de  France  avait  étendu  et  perfectionné 
ses  alliances  avec  les  seigneurs  et  les  villes 
du  Rhin,  alliances  qui  annonçaient  la  Ligue 
célèbre  par  laquelle  Mazarin  devait  mettre 
plus  tard  les  populations  rhénanes  au  ser- 
vice et  dans  la  sphère  d'influence  de  la 
France.  Philippe  le  Bel  n'eut  besoin  de 
mobiliser  une  armée  ni  contre  Adolphe  de 
Nassau  ni  contre  Albert  d'Autriche.  Ses 

.1  II  ne  s'agit  pas  d'une  légende.  Alfred  Leroux  {Recher- 
ches critiques  sur  les  relations  politiques  de  la  France  Hvec 
l'Allemagne  de  1292  à  13U)  a  établi  que  cette  mémorable 
réponse  de  Philippe  le  Bel  fut  bien  envoyée  et  remise  à 
l'Empereur,  comme  les  Chroniques  de  Saint-Denis  le  disent. 
Les  Chroniques  de  Flandre  nous  apprennent  même  que  plu- 
sieurs seigneurs  français  jugèrent  que  cette  réponse  était 
inconvenante  et  de  mauvais  goût  :  l'esprit  de  critique  sévis- 
sait déjà  chez  les  gens  du  monde. 


I 


LES    CAPÉTIENS    ET    l'ANARCIIIE   ALLEMANDE       35 

diplomates  suffirent  à  la  tâche.  Et  quand 
Albert  mourut,  le  roi  de  France  poursuivit 
sa  politique  en  posant  la  candidature  de 
son  propre  frère  Charles  de  Valois  à  l'élec- 
tion impériale.  Ce  fut  Henri  de  Luxem- 
bourg pourtant  qui  fut  élu.  Mais  par  l'édu- 
cation, par  le  langage,  par  les  mœurs, 
Henri  était  un  prince  de  notre  pays,  et  de 
son  règne  date  la  première  époque  du  rayon- 
nement de  la  France,  des  mœurs,  des  idées 
et  de  la  littérature  françaises  en  Allemagne. 
La  méthode  de  l'intervention  politique 
et  diplomatique  s'était  montrée  efficace. 
La  royauté  française  n'en  voulut  plus 
d'autre  dans  ses  rapports  avec  l'Allemagne, 
d'ailleurs  tombée  en  pleine  anarchie.  Nos 
rois  ne  connurent  que  cette  politique  vis- 
à-vis  des  choses  d'Allemagne  jusqu'à 
Charles-Quint,  c'est-à-dire  jusqu'au  mo- 
ment où  se  présenta  une  situation  nou- 
velle et  où  apparut  la  nécessité  de  la  lutte 
à  main  armée  contre  la  maison  d'Au- 
triche. 


36  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

((  Pas  plus  que  ses  prédécesseurs,  dit  un 
historien  du  moyen  âge,  Philippe  le  Bel  ne 
voulait  d'une  guerre  ouverte  avec  l'Em- 
pire :  les  voies  diplomatiques  lui  semblaient 
préférables  et  ses  successeurs  penseront 
de  même  jusqu'à  François  P^  Les  guerres 
entre  la  France  et  l'Allemagne  avant  le 
xvi''  siècle  ne  furent  jamais  que  des  escar- 
mouches sans  importance.  »  Et  <juand  il 
fallut  recourir  aux  armes,  l'expérience  ac- 
quise au  cours  des  siècles  ne  fut  pas 
négligée.  C'est  précisément  dans  ces  cir- 
constances que  fut  fixé  le  système  de  pro- 
tection des  ((•  libertés  germaniques  »,  sys- 
tème de  garantie  de  l'anarchie  allemande, 
en  réalité,  et  sur  lequel  l'ancien  régime  ne 
devait  plus  varier. 

L'anarchie  allemande  des  temps  passés 
forme  un  contraste  complet  avec  cette  or- 
ganisation, cette  discipline  oii  l'on  a  cru 
reconnaître,  de  nos  jours,  la  faculté  maî- 
tresse des  Allemands.  On  peut  douter  des 
conclusions  de  la  «  psychologie  des  peu- 


ï 


LES    CAPÉTIENS    ET    l'aNARCHIE  ALLEMANDE       37 

pies  »  lorsque  l'on  voit  de  telles  métamor- 
phoses dans  les  caractères  nationaux.  Ces 
métamorphoses  ne  s'expliquent  que  par 
l'influence  des  institutions.  Elles  sont  dans 
la  dépendance  étroite  de  la  politique  :  jus- 
qu'au succès  des  Hohenzollern,  l'histoire 
de  l'Allemagne  a  été  celle  d'une  longue 
lutte  entre  le  principe  d'autorité  et  l'indi- 
vidualisme, entre  la  monarchie  et  l'esprit 
républicain. 

On  se  fait  d'étranges  illusions  sur  les 
hommes  des  siècles  anciens  lorsqu'on  les 
représente  comme  mieux  disposés  que  les 
hommes  d'aujourd'hui  à  recevoir  des 
maîtres  et  à  se  laisser  commander.  Con- 
trairement à  un  préjugé  engendré  par 
l'ignorance,  la  monarchie  héréditaire  est 
une  forme  de  gouvernement  beaucoup  plus 
répandue  de  nos  jours  qu'à  la  plupart  des 
autres  époques  de  l'histoire.  Elle  rencontre 
beaucoup  moins  d'objections  et  de  résis- 
tance qu'elle  n'en  rencontrait  autrefois. 
Dans  l'Europe  du  moyen  âge,  les  monar- 


38  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

chies  électives  et  même  les  Républiques 
étaient  au  moins  égales  en  nombre  aux 
royautés  proprement  dites.  Sait-on  assez 
que  le  passé  de  la  Russie  est  républicain 
et  que,  sur  la  terre  de  l'autocratie,  floris- 
saient,  voilà  sept  cents  ans,  des  institutions 
libres  et  le  régime  des  partis  ?  La  plus 
grossière  dés  erreurs  est  de  s'imaginer  que 
le  genre  humain  ait  attendu  1789  pour  sen- 
tir le  goût  de  l'affranchissement  et  redou- 
ter la  tyrannie.  Presque  partout  en  Europe, 
jusqu'au  xix**  siècle,  où  pour  la  première 
fois  des  royautés  se  sont  installées  de  but 
en  blanc  en  divers  pays  et  ont  pris  racine 
sans  difiiculté,  on  a  vu  les  peuples  répu- 
gner à  la  monarchie  héréditaire,  ou  ne  la 
laisser  s'établir  qu'avec  lenteur,  quelque- 
fois par  surprise,  quelquefois  aussi,  comme 
ce  fut  le  cas  potir  la  dynastie  capétienne, 
en  reconnaissance  des  services  rendus. 

L'histoire  de  la  France  au  x^  siècle  jus- 
qu'à l'élection  de  Hugues  Capet,  présente  le 
raccourci  de  toute  l'histoire  d'Allemagne 


LES    CAPÉTIENS    ET    l'aNARCHIB  ALLEMANDE      39 

jusqu'à  l'aurore  de  la  période  contempo- 
raine. Les  carolingiens  s'étaient  affaiblis 
beaucoup  plus  vite,  leur  décadence  avait  été 
beaucoup  plus  profonde  en  France  qu'en 
Allemagne.  Chez  nous,  les  grands  feuda- 
taires  avaient  entrepris  aussitôt  de  profiter 
de  cette  circonstance  pour  énerver  et  rui- 
ner définitivement  le  pouvoir  royal  en  por- 
tant au  trône  tantôt  un  carolingien  et  tantôt 
un  robertinien,  dans  l'idée  d'empêcher  que 
le  pouvoir  se  fixât  dans  une  même  famille. 
Quand  Hugues  Gapet  eut  pris  le  pouvoir, 
les  mêmes  éléments  se  retrouvèrent  pour 
battre  en  brèche  l'autorité  de  ses  succes- 
seurs avec  l'espoir  delà  détruire  comme  ils 
avaient  détruit  celle  des  carolingiens.  Le 
loyalisme  n'est  pas  toujours  la  vertu  des 
aristocraties  ni  des  grands. 

Hugues  Gapet  et  ses  descendants  res- 
taient des  rois  élus,  comme  des  consuls  à 
vie,  qui,  pour  tourner  le  principe  de  l'élec- 
tion, faisaient  sacrer  leur  fils  aîné  avant 
leur  mort,  de  même  que  les   Empereurs 


40  HISTOIRE    DE   DEUX    PEUPLES 

germaniques  faisaient,  de  leur  vivant,  nom- 
mer leur  fils  ((  roi  des  Romains  ».  Mais  l'ar- 
chevêque de  Reims  n'avait-il  pas  d'abord 
refusé  à  Hugues  Gapet  de  sacrer  Robert 
le  Pieux,  «  de  peur,  disait-il,  que  la  royauté 
ne  s'acquît  désormais  par   droit   hérédi- 
taire» ?  Paroles  significatives,  dans  la  bou- 
che d'un  haut  dignitaire  ecclésiastique  qui 
vivait   il  y   aura  bientôt   mille  ans...  Au 
xiir  siècle  seulement,  Louis  VIII,  le  père 
de  Saint-Louis,  est  le  premier  capétien  qui 
ait  eu  véritablement  accès  au  trône  en  vertu 
du  principe  héréditaire,  qui  ait  été  roi  par 
droit  de  succession  avant  de  l'être  par  le 
sacre  et  par  l'acclamation  populaire.  Une 
centaine  d'années  plus  tard,  la  «  loi  sali- 
que  »  fixera  ce  progrès  et  cette  conquête 
de  nos  capétiens.  La  maxime  :  «  Le  roi  est 
mort,  vive  le  Roi!  »  prendra  cours.  Singu- 
lière rencontre  de  l'histoire  :  cette  acquisi- 
tion de  l'hérédité  par  la  royauté  française 
correspond  presque  exactement,  pour  l'Al- 
lemagne, au  grand  Interrègne,  à  l'échec 


LES    CAPÉTIENS    ET    L  ANARCHIE  ALLEMANDE       41 

définitif  de  la  puissante  maison  des  Hohen- 
staufen. 

D'où  vient  cette  différence?  D'où  vient  que 
les  modestes  capétiens  aient  réussi  où 
avaient  échoué  ces  brillantes  familles  otho- 
nienne,  henricienne,frédéricienne  et,  après 
elles,  ces  Habsbourg  qui  disposaient  de  tant 
deressources?  Etait-ce  donc  une  tâche  plus 
lourde  de  faire  l'unité  de  l'Allemagne  que  de 
faire  l'unité  de  la  France?  Est-il  plus  malaisé 
de  gouverner  et  de  commander  les  Alle- 
mands que  les  Français ?. . .  A  tout  compter, 
les  difficultés  ont  été  les  mêmes  pour  for- 
mer une  nation  française  et  une  nation 
allemande,  un  État  français  et  un  État 
germanique.  Les  peuples  allemands  ont 
sans  doute  leur  particularisme.  Mais  nous 
avons  nos  partis.  Si  la  «  querelle  d'Alle- 
mands »  symbolise  leurs  guerres  civiles, 
nous  avons  nos  factions  à  la  gauloise  qui 
perpétuent  l'antique  et  funeste  travers  des 
divisions.  Qu'on  évoque,  dans  l'histoire  de 
notre  pays,  les  minorités  et  les  régences, — \ 


4i2  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

l'unique  faiblesse  des  monarchies  hérédi- 
taires. Ces  éclipses  de  l'autorité  royale  ont 
toujours  été  périlleuses,  toujours  marquées 
par  un  retour  offensif  de  l'anarchie.  Depuis 
la  minorité  de  Saint  Louis  jusqu'à  celle 
de  Louis  XIV,  on  a  vu,  dans  notre  pays, 
les  séditions  se  renouveler  chaque  fois  que 
les  rênes  étaient  moins  fermement  tenues. 
G^est  une  plaisante  idée  que  de  s'imaginer 
que  les  mouvements  insurrectionnels  et 
les  révolutions  datent  chez  nous  de  1789. 
Un  auteur  obscur  mais  judicieux  a  écrit, 
dans  la  première  moitié  du  siècle  dernier, 
une  originale  histoire  de  ce  qu'il  appelait 
«  les  six  restaurations  ».  Il  voyait  Louis  IX, 
Jean  le  Bon  (après  la  conjuration  d'Etienne 
Marcel),  Charles  VII,  Henri  IVetLouisXlV 
(après  la  Fronde)  réoccupant  le  trône  dans 
les  mêmes  conditions  que  Louis  XVIII.  Il 
y  a  du  vrai  dans  cette  vue.  Et  les  cabo- 
chiens,  la  Ligue  dite  du  Bien  public,  le 
siècle  si  affreusement  troublé  des  guerres 
de  religion  :  autant  de  souvenirs  encore  où 


LES    CAPÉTIENS    ET    l'aNARCHIE  ALLEMANDE      43 

l'on  reconnaît  que  le  naturel  français  n'a 
pas  rendu  la  tâche  de  nos  rois  plus  facile 
que  ne  l'a  été  celle  des  Empereurs  alle- 
mands. Il  est  aussi  enfantin  de  se  repré- 
senter l'histoire  de  notre  monarchie  comme 
une  idylle  qui  a  brusquement  pris  fin  sur 
l'échafaud  le  21  janvier  1793,  que  de  s'ima- 
giner, comme  les  historiens  révolution- 
naires, un  peuple  français  courbé,  des 
siècles  durant,  dans  l'obéissance,  qui  aurait 
eniîn,  voilà  cent  vingt  cinq  ans,  relevé  la 
tête  et,  comme  dit  M.  Clemenceau,  attendu 
ce  moment  pour  «  régler  un  terrible  compte 
avec  le  principe  d'autorité  ». 

Les  causes  pour  lesquelles  la  monarchie 
héréditaire  n'avait  pu,  jusqu'à  nos  jours, 
s'établir  en  Allemagne,  sont  évidentes  et 
simples.  Le  grand  Interrègne  allemand  a 
duré,  selon  une  juste  remarque,  de  1250  à 
1870.  C'est  qu'une  grande  monarchie  ger- 
manique faisait  peur,  et  avec  raison,  à 
beaucoup  de  monde.  C'est  que  des  forces 
nombreuses  étaient   toujours  prêtes  à  se 


44 


HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 


coaliser  avec  succès  pour  empêcher  qu'il  y 
eût  une  Allemagne  unie  et  puissante  sous 
un  seul  sceptre.  «  Pas  de  roi  d'Allemagne  » , 
disaient  les  princes  allemands.  Et  c'était 
aussi  la  pensée  des  rois  de  France  :  «  Pas 
de  roi  d'Allemagne.  »  L'intérêt  de  la  France 
ne  voulait  pas  qu'il  y  eût  un  chef  héréditaire 
pour  rassembler  les  masses  germaniques. 
Cette  idée  était  tout  à  fait  claire  chez  nos 
écrivains  politiques  de  l'ancien  temps. 
Pierre  Dubois,  (un  de  ces  «  légistes  »  qui 
tenaient,  en  somme,  l'emploi  des  grands 
journalistes  et  des  grands  orateurs  d'au- 
jourd'hui,qui  étaient  des  conseillers  du  pou- 
voir et  des  guides  de  l'opinion),  Pierre  Du- 
bois était  extrêmement  précis  à  cet  égard. 
Cet  élève  de  saint  Thomas  d'Aquin^ce  con- 
temporain de  Dante,  tenait  (cela  peut  se 
dire  sans  rien  forcer),  le  même  langage 
que  Thiers  en  1867.  Mais  il  l'a  tenu  utile- 
ment. 11  craignait  pour  la  France  l'unité 
de  l'Allemagne  et  cette  unité  lui  apparais- 


LES    CAPÉTIENS    ET    l' ANARCHIE  ALLEMANDE      45 

sait  comme  étant  en  rapport  direct  avec 
l'établissement  dans  les  pays  germaniques 
d'une  puissante  royauté  construite  sur  le 
modèle  capétien.  «  Ne  laissons  pas  faire 
cela,  ou  nous  sommes  perdus  »,  était  sa 
conclusion.  Pierre  Dubois  est  à  juste  titre 
admiré  de  Renan  qui  a  vu  en  lui  «  vrai- 
ment un  politique  »,  le  premier  qui  ait  ex- 
primé nettement  «.  les  maximes  qui,  sous 
tous  les  grands  règnes,  ont  guidé  la  cou- 
ronne de  France  ». 

Cette  conspiration  des  ennemis  d'un  pou- 
voir stable  et  fort  en  Allemagne,  ennemis 
de  l'intérieur,  ennemis  de  l'extérieur,  eut 
pour  effet  de  cristalliser  l'Empire,  pour  de 
longues  séries  d'années,  dans  une  anarchie 
de  pompeuse  apparence.  Le  Saint  Empire 
romain  de  nation  germanique  a  été  défini 
une  «  république  fédérative  sous  la  prési- 
dence impériale.  »  Ces  Empereurs,  qui  se 
réclamaient  des  Césars  et  de  Charlemagne, 
n'étaient  que  les  présidents  élus  de  cette 


46  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

République  et  leur  fonction  eut  une  ten- 
dance croissante  à  ne  plus  être  que  déco- 
rative. 

Malgré  tous  leurs  efforts,  malgré  leurs 
violences  ou  leurs  subterfuges,  les  Empe- 
reurs ne  parvinrent  jamais  à  s'affranchir 
de  l'élection.  Ils  réussirent  quelquefois  à 
en  faire  une  simple  formalité.  Jamais  ils  ne 
purent  l'abolir.  «  Le  point  culminant  du 
droit  de  l'Empire,  disaient  les  autorités  de 
la  science  juridique  allemande,  est  réputé 
consister  en  ceci  que  les  rois  ne  sont  pas 
créés  par  la  parenté  du  sang  mais  par  le 
vote  des  princes.  »  L'élection  des  Empe- 
reurs avait  beau  n'appartenir  qu'à  un  très 
petit  nombre  de  votants,  le  principe  électif 
n'en  portait  pas  moins  ses  fruits.  Il  n'y 
avait  que  sept  électeurs,  le  collège  électoral 
le  plus  étroit  qu'on  ait  jamais  vu.  Pour- 
tant, les  effets  de  ce  suffrage  si  sévèrement 
restreint  furent  les  mêmes  que  ceux  dont 
on  accuse  le  suffrage  universel  dans  les 
démocraties.  C'est  un  exemple  qui  prouve 


LES    CAPÉTIENS    ET    l'aNARCHIE  ALLEMANDE       47 

jusqu'à  l'évidence  que  l'élection  est  perni- 
cieuse en  elle-même  et  non  par  ses  moda- 
lités. 

Marchandage  électoral,  brigue^  corrup- 
tion, trafic  des  bulletins  de  vote,  non  seu- 
lement ces  menues  tares  se  retrouvent 
dans  les  mœurs  politiques  du  Saint-Em- 
pire :  on  y  voit  encore  ce  qui  a  été  si  sou- 
vent reproché  en  France  au  «  scrutin 
d'arrondissement  )>,  c'est-à-dire  la  subor- 
dination de  l'intérêt  public  aux  intérêts 
particuliers,  et  la  surenchère.  Chaque  élec- 
tion fut  un  assaut  de  convoitises.  Chez  les 
électeurs,  comme  chez  l'élu,  les  calculs 
personnels  dominèrent.  Les  électeurs 
avaient  beau  s'appeler  les  sept  flambeaux 
mystiques  du  Saint-Empire,  se  comparer 
aux  sept  lampes  de  l'apocalypse  :  ils  se  ser^ 
vaient  de  leur  droit  de  sufl'rage  pour 
imposer  leurs  conditions  aux  candidats, 
obtenir  des  avantages  matériels,  lorsqu'ils 
ne  monnayaient  pas  leur  bulletin  de  vote. 
Quant    à    l'élu,  obligé   de   se   comporter 


48  HISTOIRE   DE    DEUX    PEUPLES 

comme  un  candidat  vulgaire  avant  l'élec- 
tion, c'est-à-dire  obligé  de  promettre  et  de 
donner,  il  ne  songeait,  une  fois  le  mandat 
obtenu,  qu'à  se  dédommager  de  ses  sacri- 
fices et  à  rentrer  dans  ses  frais.  L'Empe- 
reur, cette  «  moitié  de  Dieu  »,  agissait 
exactement  comme  un  de  nos  députés  de 
sous-préfecture.  L'historien  anglais  James 
Bryce,  qui  a  étudié  de  près  les  institutions 
et  les  mœurs  politiques  du  Saint-Empire, 
a  décrit  en  termes  énergiques  les  consé- 
quences du  système  de  l'élection  appliqué 
à  la  majestueuse  souveraineté  de  ceux  qui 
se  prétendaient  les  suzerains  de  l'Europe 
chrétienne  :  «  Les  électeurs,  dit  Bryce, 
obligeaient  le  nouvel  élu  à  prendre  l'enga- 
gement de  respecter  toutes  les  immunités 
dont  ils  jouissaient,  y  compris  celles  qu'ils 
venaient  à  l'instant  même  de  lui  extorquer 
pour  prix  de  leur  vote  ;  ils  le  mettaient  dans 
l'impossibilité  absolue  de  recouvrer  des 
terres  ou  des  droits  perdus  ;  ils  s'enhar- 
dirent enfin  jusqu'à  déposer  leur  chef  con- 


LES    CAPÉTIENS    ET    l'aNARCHIE  ALLEMANDE      49 

sacré,  Wenceslas  de  Bohême.  Ainsi  gar- 
rotté, l'Empereur  ne  cherchait  qu'à  tirer  le 
plus  grand  profit  possible  de  son  court  pas- 
sage au  pouvoir,  usant  de  sa  situation  pour 
agrandir  sa  famille  et  s'enrichir  par  la 
vente  des  terres  et  des  privilèges  de  la  cou- 
ronne. »  Quel  jugement  plus  sévère  porter 
sur  un  système  politique  ?  Dans  une  de 
ces  scènes  touffues,  au  premier  abord  si 
obscures,  de  son  second  Faust^  et  qui  sont 
comme  de  brefs  tableaux  allégoriques  de 
l'histoire  des  hommes,  Gœthea  représenté 
avec  ironie  l'Empereur  et  les  grands,  sous 
le  couvert  d'un  noble  langage,  calculant, 
chacun  pour  son  compte  et  de  son  côté,  ce 
que  leur  rapportera  l'opération  du  vote. 
James  Bryce  montre  autre  chose  encore  : 
c'est  que  la  monarchie  élective,  «  combi- 
naison qui  a  séduit  et  qui  séduira  toujours 
une  certaine  catégorie  de  théoriciens  poli- 
tiques w,  n'avait  pas  même  apporté  à  l'Alle- 
magne les  bienfaits  que  l'on  croit  devoir 
attendre  de  la  désignation  du  chef  à  la  majo- 

4 


50  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

rite  des  voix.  Celui  qui  était  choisi  n'était 
ni  le  plus  capable  ni  le  plus  digne  :  en  fait, 
la  couronne  impériale  fut  détenue  par  un 
petit  nombre  de  familles  qui  s'efforçaient  de 
ne  pas  la  laisser  échapper.  L'habileté,  l'in- 
trigue, les  combinaisons,  la  «  politique  », 
dans  le  sens  le  plus  décrié  du  mot,  se  subs- 
tituaient au  mérite,  qui  n'était  pris  en  con- 
sidération d'aucune  manière.  C'est  ainsi 
qu'après  quelques  succès  suivis  d'échecs, 
la  maison  de  Habsbourg,  à  partir  de  1438, 
et  sauf  une  courte  interruption  de  cinq  ans 
au  xviii^  siècle,  parvint  à  garder  le  mandat 
impérial,  à  combiner  l'hérédité  avec  l'élec- 
tion. Nous  avons  vu  de  la  même  manière, 
dans  notre  démocratie  républicaine,  des 
sièges  de  députés  se  transmettre  de  père 
en  fils.  Mais  les  convoitises,  les  calculs, 
les  intérêts  de  l'élu  étaient  trop  apparents, 
ses  concessions  à  l'électeur  trop  nom- 
breuses et  trop  criantes.  11  en  résulta  que 
le  mandat  impérial  souffrit  du  même  dis- 
crédit qui,  de  nos  jours,  en  France,  a  fini 


LES    CAPÉTIENS    ET    l' ANARCHIE  ALLEMANDE       51 

par  atteindre  le  mandat  législatif.  L'Em- 
pereur, cette  «  moitié  de  Dieu  »,  fut 
frappé  d'une  diminution  de  même  nature 
que  celle  à  laquelle  nos  parlementaires 
n'ont  pas  échappé.  La  faiblesse  et  l'anar- 
chie sans  cesse  aggravées  dans  lesquelles 
tombait  l'Empire  n'étaient  d'ailleurs  pas 
faites  pour  valoir  aux  Empereurs  la  grati- 
tude ni  l'admiration  des  peuples. 

La  monarchie  élective,  la  présidence  à 
vie,  qui  ont  fait  tour  à  tour  le  malheur  de  la 
Bohême,  de  la  Hongrie,  de  la  Pologne, 
n'ont  pas  mieux  réussi  à  l'Allemagne.  Elles 
l'ont  terriblement  affaiblie,  sans  lui  apporter 
cet  équilibre  entre  l'autorité  et  la  liberté 
qui  a  fait  recommander  quelquefois  ce  sys- 
tème et  lui  a  valu  des  partisans.  «  L'in- 
fluence de  la  couronne,  dit  encore  James 
Bryce,  ne  fut  pas  tempérée  mais  détruite. 
Chaque  candidat  fut  forcé  à  son  tour  d'ache- 
ter son  titre  par  le  sacrifice  de  droits  que 
possédaient  ses  prédécesseurs  et  dut  re- 
courir encore,  un  peu  plus  tard  dans  son 


52  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

règne,  à  cette  politique  ignominieuse  pour 
assurer  l'élection  de  son  fils.  Sentant,  en 
même  temps,  que  sa  famille  ne  pouvait 
s'asseoir  solidement  sur  le  trône,  il  en  usait 
comme  un  propriétaire  viager  fait  de  ses 
terres,  cherchant  uniquement  à  en  tirer  le 
plus  large  profit  actuel.  Les  électeurs,  ayant 
conscience  de  la  force  de  leur  position,  s'en 
prévalurent  et  en  abusèrent...  »  Abus  tout 
naturel  :  l'homme  a  peu  de  tendance  à  res- 
pecter l'autorité  qu'il  a  nommée  et  qu'il  a 
faite.  C'est  pourquoi  /Ënëas  Sylvius  pou- 
vait dire  avec  ironie  aux  Allemands  :  «  Vous 
avez  beau  appeler  l'Empereur  votre  roi  et 
votre  maître,  il  ne  règne  qu'à  titre  précaire. 
11  n'a  aucune  autorité.  Vous  ne  lui  obéissez 
qu'autant  que  vous  le  voulez  bien,  et  vous 
le  voulez  extrêmement  peu.  » 

Le  plus  grand  mal  datait  du  jour  où  un 
Empereur  animé  de  louables  intentions 
avait  cru  tirer  l'Allemagne  du  désordre  en 
lui  apportant  une  Constitution.  Car  l'esprit 
constitutionnel,  lui  non  plus,  ne  date  pas 


LES    CAPÉTIENS    ET    l'aNARCHIE  ALLEMANDE      53 

duxix^  siècle.  Charles  IV,  en  1356,  s'ima- 
gina de  bonne  foi  qu'en  donnant  à  l'Empire 
une  Charte,  un  papier  bien  en  règle,  il  lui 
assurerait  la  tranquillité  et  la  puissance.  11 
avait  voulu  mettre  fin  à  de  vieilles  contes- 
tations en  stipulant  une  fois  pour  toutes  le 
nombre  et  les  pouvoirs  des  électeurs,  le 
lieu  et  le  cérémonial  de  l'élection.  En  réa- 
lité, il  fixait  l'Empire  dans  le  désordre,  il 
rendait  impossible  l'institution  d'une  mo- 
narchie indépendante  et  forte.  Maximilien 
qui,  cent  cinquante  ans  plus  tard,  essaya 
de  réagir,  de  tirer  l'Allemagne  du  gâchis, 
de  lui  rendre  l'unité  et  la  puissance,  devait 
échouer  sur  la  BuUed'Or.a  Jamais,  disait-il, 
peste  plus  pestilentielle  que  ce  Charles  IV 
n'a  sévi  sur  la  Germanie.  »  Et,  de  nos  jours, 
un  historien  anglais,  et  comme  tel  fort 
attaché  aux  principes  constitutionnels,  a 
pu  écrire  de  Charles  IV  :  «  Il  légalisa  l'anar- 
chie et  appela  cela  faire  une  Constitution  ^  » 

1.  «  Les  sept  princes  électeurs  acquirent,  avec  l'extension 
de  leurs  privilèges,  une  prédominance  marquée  et  dange- 


54  HISTOIRE   DE    DEUX    PEUPLES 

11  est  un  cas  historique,  illustré  cent 
fois  par  le  roman  et  par  le  théâtre,  et  qui 
montre  les  mœurs  politiques  du  Saint-Em- 
pire toutes  pareilles  aux  mœurs  électo- 
rales de  tous  les  pays  et  de  tous  les  temps. 
C'est  l'élection  fameuse  où  Charles  Quint 
eut  pour  rival  François  1'".  Tous  deux  rois 
de  droit  divin,  l'un  en  France,  l'autre  en 
Espagne,  ces  preux,  ces  fleurs  de  cheva- 
lerie ne  luttèrent  pas  pour  la  couronne  impé- 
riale par  d'autres  moyens  qu'un  vétérinaire 
et  un  avocat  concurrents  au  même  siège 
dans  une  de  nos  circonscriptions  rurales. 
Le  roi  de  France  se  présentait  en  ces  termes 
et  faisait  cette  déclaration  de  candidature 


reuse  en  Allemagne...  Ils  étaient  autorisés  à  exercer  des 
droits  régaliens  absolus  dans  leurs  Etats  ;  leur  consentement 
était  indispensable  à  tout  acte  public  de  quelque  impor- 
tance... Ils  eurent  bientôt  leur  large  part  de  cette  vénéra- 
tion populaire  qui  entourait  l'Empereur  aussi  bien  que  de  ce 
pouvoir  effectif  qui  lui  manquait  (Bryce).  »  Nous  avons  éga- 
lement assisté,  dans  la  France  contemporaine,  à  l'abaisse- 
ment du  pouvoir  exécutif,  tandis  que  l'autorité  véritable 
passait  à  l'élément  électoral. 


LES    CAPÉTIENS    ET    l'ANARCHIE  ALLEMANDE      55 

dans  un  manifeste  rédigé  par  le  cardinal  Du- 
prat  :  «...  Le  Roi  est  largement  comblé  des 
biens  de  l'esprit,  du  corps  et  de  la  fortune, 
en  pleine  jeunesse,  en  pleine  vigueur,  géné- 
reux et  par  suite  cher  aux  soldats,  capable 
de  supporter  les  veilles,  le  froid,  la  faim... 
Quant  au  roi  catholique,  fault  considérer 
son  jeune  âge  et  que  ses  royaumes  sont 
lointains  de  l'Empire,  en  sorte  que  ne  lui 
viendrait  à  main  d'avoir  le  soing  et  cure 
de  l'un   et   des  autres...  Et  avec   ce,   les 
mœurs  et   façons  de  vivre  d'Espaignols 
ne  sont  conformes,  ains  totalement  con- 
traires à  celles  d'Allemands.  Au  contraire 
la  nation  française,  quasi  en  tout,  se  con- 
forme en  celle  d'Allemagne,  aussi  en  est- 
elle  issue  et  venue,  c'est  assavoir  de  Si- 
cambres,  comme  les  historiographes  an- 
ciens récitent...  » 

A  quoi  le  Habsbourg  répondait  que  «  s'il 
n'était  de  la  vraie  race  et  origine  de  la 
nation  germanique  »  il  n'aspirerait  pas  à 
l'Empire.  Il  promettait  que,  s'il  était  élu, 


56  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

la  liberté  germanique  «  tant  en  spirituel 
que  temporel  ne  serait  seulement  conser- 
vée mais  augmentée  » .  Au  lieu  que  «  si  le  roi 
de  France  était  empereur,  il  voudrait  tenir 
les  Allemands  en  telle  subjection  comme  il 
faisait  les  Français  et  les  tailler  à  son  plai- 
sir » .  Chose  curieuse,  de  voir  l'absolutisme, 
l'a  ancien  régime  »    servir  d'argument  à 
Charles-Quint  contre  François  l^%  comme 
à  un  candidat  radical  contre  un  candidat 
réactionnaire.  Pour  ajouter  à  la  ressem- 
blance, il  y  eut  un  désistement,  celui  de 
Frédéric  de  Saxe,  dont  les  voix  passèrent 
à  Charles.  Son  élection  ne  lui  en  avait  pas 
moins  coûté  cher  :  un  million  de  ducats, 
pour  lesquels  il  dut  s'endetter.  Et  dans  son 
drame   d'Ilernani^  Victor  Hugo,    qui  eut 
quelquefois  de  ces  intuitions  de  l'histoire, 
a  fait  du  roi  d'Espagne  le  type  du  candidat 
éternel  lorsqu'il  a  mis  dans  sa  bouche  les 
vers  fameux  :  «    Eti'c  Empereur,  ô  rage, 
ne  pas  l'être...  »  ou  bien  :  «  Il  me  manque 
trois  voix,    Ricardo,  tout  me  manque  », 


LES    CAPÉTIENS    ET    l'ANARCHIE    ALLEMANDE      57 

qui  s'appliquent  toujours  avec  le  même 
succès  aux  ambitieux  en  mal  d'élection. 
Il  est  aisé  de  comprendre  qu'avec  la  Ré- 
forme, les  rivalités  religieuses,  la  division 
de  l'Allemagne  en  deux  camps  (le  luthérien 
et  le  catholique),  le  coup  de  grâce  ait  été 
porté  à  l'unité  et  à  la  puissance  de  l'Alle- 
magne. Suivant  son  principe  bien  établi 
(«  tenir  sous  main  les  affaires  d'Allemagne 
en  la  plus  grande  difficulté  qu'on  pourra», 
disait  alors  Marillac,  le  négociateur  de  con- 
fiance du  roi  Henri  II),  la  monarchie  fran- 
çaise s'empressa  de  profiter  de  cette  heu- 
reuse conjoncture.  Elle  était  au  plus  âpre 
de  sa  lutte  contre  l'Empereur  lorsqu'elle 
trouva  des  alliés  dans  la  personne  des 
princes  protestants.  D'eux-mêmes,  ceux-ci 
s'étaient  tournés  vers  le  roi  de  France, 
avaient  sollicité  son  appui  contre  l'Empe- 
reur, qui  voulait,  disaient-ils,  — car  tel  était 
leur  langage  républicain,  —  «  asservir  à 
jamais  la  nation  allemande  ».  Une  si  belle 
occasion  ne  fut  pas  perdue.  Le  traité  de 


58  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

Chambord  fut  conclu  sur  le  champ  avec  la 
ligue  luthérienne.  Ce  traité  portait  pour 
titre,  et  ce  titre  était  tout  un  programme, 
vro  germanise  patrise  libertale  recupe- 
randa^  pour  la  restauration  de  la  liberté 
germanique,  liberté  dont  le  roi  de  France 
devint  dès  lors  le  protecteur  officiel.  Des 
grands  comme  Maurice  de  Saxe,  des  villes 
libres  comme  Strasbourg  et  Nuremberg 
étaient  partie  au  traité.  Le  roi  de  France 
s'engageait  à  soutenir  les  confédérés  contre 
l'Empereur,  à  leur  fournir  des  subsides. 
Eux,  en  échange,  lui  abandonnaient  Metz, 
Toul  et  Verdun.  Le  traité  signé,  forte  de 
cette  alliance,  la  ligue  luthérienne  impo- 
sait quelques  mois  plus  tard  à  l'Empereur 
la  transaction  de  Passau  par  laquelle 
Charles-Quint  s'engageait  à  ne  pas  recons- 
tituer de  «  royaume  d'Allemagne  ». 

C'est  le  modèle  des  opérations  écono- 
miques et  à  risques  limités  par  lesquelles 
la  monarchie  française  parvint  à  conjurer 
le  péril  allemand  tout  en  poursuivant  son 


LES    CAPÉTIENS    ET    l' ANARCHIE    ALLEMANDE      59 

œuvre  d'extension  du  territoire  national. 
Il  est  très  peu  probable  que,  sans  cette 
alliance  avec  les  luthériens  allemands,  la 
France  eût  triomphé  de  la  maison  d'Au- 
triche. L'Empire,  affaibli  et  troublé  à 
l'intérieur,  voyait  en  même  temps  ses 
domaines  rongés.  La  France  se  faisait, 
s'achevait  à  proportion  que  se  défaisait  et 
que  se  dissolvait  l'Allemagne  ou,  comme 
on  disait  alors,  «  les  Allemagnes  ».  Fixer 
et  organiser  l'anarchie  allemande  devait  être 
le  chef-d'œuvre  politique  du  xvii^  siècle 
français,  couronner  les  peines  et  les  labeurs 
de  plusieurs  générations  et  marquer  l'apo- 
gée de  la  France,  dès  lors  sans  crainte  en 
face  de  son  dangereux  voisin,  impuissant  et 
désarmé. 


CHAPITRE    II 

LES  TRAITEES  DE  WESTPHALIE  :  l'aNARCHIE 
ALLEMANDE  ORGANISÉE  ET  LA  SÉCURITÉ  DE 
LA  FRANCE  GARANTIE 


On  serait  tenté  quelquefois  de  croire  que 
l'histoire  de  notre  pays  n'a  pas  été  écrite 
par  la  même  race  d'hommes  que  ceux  qui 
l'ont  faite.  Nos  rois,  nos  ministres,  nos 
grands  diplomates,  seraient  bien  surpris 
s'ils  pouvaient  voir  ce  que  leur  œuvre  et 
leurs  intentions  sont  devenus  dans  l'esprit 
de  la  plupart  de  nos  historiens,  mieux  doués 
pour  composer  des  romans,  des  poésies 
lyriques  ou  soutenir  des  polémiques  de 
parti  que  pour  autre  chose.  Ce  n'est  pas  que 
l'ancienne  politique  française  ait  manqué 
de  larges  vues  d'ensemble  ni  même  d'ima- 


62  HISTOIRE    DE   DEUX    PEUPLES 

gination,  quoique  certains  écrivains  l'aient 
jugée  trop  «  terrienne  ».  La  défense  du 
sol,  la  protection  et  l'extension  progres- 
sive du  territoire  national  formaient  effec- 
tivement le  premier  point  du  programme 
de  la  monarchie.  lia  fallu  de  cruelles  expé- 
riences pour  que  notre  pays  appréciât  mieux 
une  politique  dont  l'objet  était  de  le  mettre 
à  l'abri  de  ces  invasions  que  nous  venons, 
depuis  la  Révolution,  de  subir  pour  la  cin- 
quième fois. 

C'est  à  ce  résultat  que  tendait  la  lutte 
contre  la  maison  d'Autriche,  lutte  qui  a 
rempli  deux  siècles  de  notre  histoire  et  qui 
devait  s'achever  par  un  triomphe  complet. 
Essentiellement,  il  s'agissait  d'empêcher 
les  Habsbourg  d'obtenir  ce  que  les  Hohen- 
zollern  ont  acquis  au  xix®  siècle,  c'est-cV 
direla  domination  del'Allemagne.  Il  s'agis- 
sait d'empêcher  que  l'Allemagne  fît  son 
unité  commela  France  avait  fait  la  sienne. 
C'était  une  œuvre  réaliste,  inspirée  par  le 
bon  sens,  dominée  par  la  notion  de  Tinté- 


LES    TRAITÉS    DE    WESTPIIALIE  63 

rêt  national.  En  même  temps,  l'humanité 
et  la  civilisation  devaient  y  trouver  leur 
compte  :  à  l'issue  de  la  guerre  de  Trente  Ans, 
lorsque  la  force  allemande  fut  brisée  pour 
de  longues  années,  l'Europe  connut  une  de 
ses  plus  belles  périodes.  Après  les  épreuves 
que  le  germanisme  en  liberté  vient  de  faire 
subir  au  monde  européen,  on  admirera  la 
clairvoyance  d'une  politique  qui  consistait 
à  désarmer  la  barbarie  germanique,  à  ro- 
gner les  griffes  de  la  bête. 

A  cette  politique,  le  peuple  français  s'est 
associé  le  plus  souvent  de  toute  son  âme. 
Quelquefois,  pourtant,  il  l'a  entravée  ou 
retardée.  Plus  tard,  il  en  a  compromis  les 
résultats  et  il  en  a  presque  complètement 
perdu  l'intelligence. 

C'est  ainsi  qu'on  a  travesti  d'une  façon 
bien  extraordinaire  les  projets  que  nourris- 
sait Henri  IV,  et  dont  l'exécution  était  déjà 
commencée  lorsque  le  couteau  d'un  fana- 
tique le  mit  à  mort.  On  a  prétendu  de  nos 
jours  que  Henri  IV  préludait  à  la  politique 


64  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

de  la   Révolution  et  des   Napoléons,  qu'il 
voulait  distribuer  l'Europe  selon  le  prin- 
cipe des  nationalités.  Heureux  quand  on 
n'a  pas  soutenu  qu'il  se  lançait  dans  cette 
grande  entreprise,  mûrie  avec  son  ministre 
Sully  depuis  huit  ans,  pour  satisfaire  une 
passion   amoureuse.  La  vérité  est  que  le 
Bourbon  relevait  le  plan  des  Valois,  aban- 
donné pendant  la  période  de  guerre  civile 
et  d'anarchie  à  laquelle  son  arrivée  au  pou- 
voir avait  mis  fin.  Henri  IV  se  proposait  ce 
que   Richelieu  devait  réaliser   plus  tard  : 
l'abaissement    de  la    maison   d'Autriche. 
Mais  sa  disparition,  la  minorité  de  son  (ils, 
la  fin  de  sa  bienfaisante  dictature  introdui- 
saient la  France  dans  une  nouvelle  phase 
républicaine.  Encore  une  fois  les  divisions, 
les  intérêts  particuliers  reprenaient  le  des- 
sus. Il  faudra  attendre  que  Louis  XIII  soit 
un  homme,  qu'il  soutienne  un  grand  mi- 
nistre de  son  autorité,  pour  que  les  factieux 
soient  châtiés,  les  partis  réduits  au  silence 
et  que    l'ascendant  soit   rendu  à  l'intérêt 


LES    TRAITÉS    DE   WESTPHALIE  65 

national.  Anarchie  correspondant  à  des 
périodes  de  décomposition  et  d'affaiblisse- 
ment, dictature  royale  correspondant  à  des 
périodes  de  restauration  intérieure  et  d'ex- 
pansion extérieure  :  on  peut  dire  que  ce 
rythme  règle  toute  notre  histoire. 

Les  graves  désordres  qui  marquèrent 
la  minorité  de  Louis  Xlil  devaient  reten- 
tir de  la  manière  la  plus  curieuse  sur  les 
affaires  d'Allemagne. 

En  l'année  1620,  alors  que  l'état  de  la 
France  était  fort  troublé,  que  les  intrigues 
faisaient  rage,  une  vague  de  fond  venue, 

—  comme  il  est  arrivé  si  souvent  dans  notre 
histoire,  comme  il  est  arrivé  en  1914  encore, 

—  des  confins  de  l'Europe  centrale  et  de 
l'Europe  orientale,  apportait  la  nécessité 
de  faire  face  au  péril  extérieur.  Elle  était 
bien  loin  des  lieux  où  s'agitaient  tant  de 
partis,  de  convoitises  et  d'ambitions,  où 
nos  protestants  se  disposaient  à  proclamer 
leur  «  république  des  réformés  »,  cette 
Bohême  qui  tentait  dereconquérir  son  indé- 

5 


66  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

pendance  et  se  révoltait  contre  l'empereur. 
Il  fallut  pourtant  s'occuper  d'elle.  La  po- 
litique étrangère  s'imposait  à  la  France, 
venait  la  saisir  à  un  moment  où  les  Fran- 
çais étaient  beaucoup  plus  portés  à  se 
livrer  à  leurs  disputes  personnelles  qu'à 
regarder  de  l'autre  côté  des  frontières. 
L'affaire  de  la  défenestration  de  Prague, 
qui  ouvrit  la  guerre  de  Trente  Ans,  res- 
semble singulièrement  à  cet  égard  et  par 
les  conséquences  qu'elle  a  eues,  à  l'assassi- 
nat de  Serajevo. 

Les  nationalistes  tchèques  d'alors,  dont 
la  tentative  de  libération  se  compliquait 
d'un  mouvement  religieux,  avaient  mis  à 
leur  tête  l'Electeur  Palatin  et  recevaient 
l'aide  des  princes  réformés  de  l'Empire. 
Les  affaires  d'Allemagne  se  trouvaient  en- 
gagées de  nouveau  et  dans  les  mêmes  con- 
ditions qu'au  siècle  précédent,  au  temps  de 
la  lutte  contre  Charles-Quint.  Soulevés 
contre  l'Empereur,  les  protestants  alle- 
mands firent  appel  à  leur  allié  naturel  et 


LES    TRAITÉS    DE    WESTPHALIE  67 

traditionnel,  le  roi  de  France,  protecteur 
des  libertés  germaniques.  Leduc  de  Bouil- 
lon fut  chargé  de  porter  à  Paris  leur 
demande.  Mais  bien  des  choses  avaient 
changé  depuis  la  mort  d'Henri  IV.  Dans 
les  grands  désordres  qui  l'avaient  suivie,  les 
principes  directeurs  de  la  politique  fran- 
çaise avaient  été  perdus  de  vue,  un  rappro- 
chement, sanctionné  par  le  mariage  de 
Louis  XIII,  s'était  fait  avec  l'Autriche.  L'em- 
pereur Ferdinand  ne  manqua  pas  de  saisir 
une  occasion  si  favorable.  En  même  temps 
que  les  protestants  envoyaient  leurs  délé- 
gués à  la  cour  de  France,  il  y  dépêcha  un 
ambassadeur,  Friedenbourg,  chargé  de 
plaider  que  la  cause  du  roi  et  la  cause  de 
l'empereur  étaient  la  même.  Les  arguments 
que  développait  Friedenbourg  étaient  d'une 
modernité  singulière.  Le  porte-parole  de 
Ferdinand  II  représentait  à  Louis  XIII  et  à 
Luynes  qu'avec  la  révolte  de  l'Electeur  Pa- 
latin il  s'agissait  d'une  conjuration  républi- 
caine, que,  de  toutes  les  républiques,  villes 


68  HISTOIRE  DE    DEUX    PEUPLES 

libres,  aristocraties  et  démocraties  pro- 
testantes, naissait  un  mouvement  qui  me- 
naçait au  même  titre  toutes  les  monarchies. 
De  Suisse,  de  Hollande,  des  cités  hanséa- 
tiques,  il  montrait  la  révolution  gagnant 
de  proche  en  proche,  ralliant  même  celles 
des  villes  catholiques  d'Allemagne  oii  ré- 
gnait «  le  gouvernement  de  plusieurs  ».  Et, 
très  adroitement,  Friedenbourg  invitait  le 
roi  de  France  à  faire  un  retour  sur  ses 
propres  protestants,  en  état  ou  en  velléité 
d'insurrection  perpétuelle,  à  la  fois  républi- 
cains et  séparatistes, si  dangereux  pour  l'au- 
torité du  monarque  et  l'unité  du  royaume. 
«  Que  prétendent-ils  donc,  eux  aussi  ? 
s*écriait  l'habile  diplomate.  N'ont-ils  pas 
ensemblement  conspiré,  fait  des  assem- 
blées secrètes  et  collectes  de  deniers  afin 
d'ébranler  s'ils  pouvaient  le  royaume  de 
France  et  rendre  la  puissance  des  rois  éner- 
vée ?  »  Que  Louis  XIII  intervînt  en  faveur 
des  protestants  d'Allemagne,  il  encourage- 
rait ses  huguenots,  il  ne  pourrait  plus  en 


LES    TRAITÉS    DE    WESTPHALIE  69 

venir  à  bout.  «  Qui  défend  les  rebelles,  il 
apprend  à  ses  propres  sujets  à  se  révolter. 
Qui  prête  l'oreille  aux  étrangers  qui  calom- 
nient leur  magistrat  (leur  gouvernement), 
il  ouvre  la  porte  aux  séditions  intestines, 
et  si  vous  portez  secours  aux  rebelles  contre 
leur  roi,  quand  ils  auront  vaincu  leur  na- 
turel seigneur,  ils  tourneront  les  vôtres 
contre  vous.  »  Friedenbourg soutenait  avec 
éloquence    la  thèse  de  la  solidarité   des 
trônes,  qui  n'est  pas  moins  décevante  que 
celle  de  la  solidarité  des  puissances  libé- 
rales et  des  démocraties.  Mais,  en  un  sens, 
ses  arguments  portaient  juste.  Le  péril  pro- 
testant, au  moment  où  il  parlait,  était  grave 
pour   la  France.  A  l'alimenter  en  soute- 
nant la  cause  des  réformés  d'Allemagne, 
on  eût  couru   de  grand    risques.   Riche- 
lieu lui-même,  une  fois  devenu  le  maître, 
commencera  par  briser  le  protestantisme 
comme  puissance  politique  avant  de  pas- 
ser à  l'action  extérieure  et  de  reprendre  la 
politique  française  en  Allemagne  suivant 


70  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

les  principes  éprouvés.  L'œuvre  euro- 
péenne de  Richelieu  a  dû  être  précédée 
d'une  période  de  dictature,  d'assainisse- 
ment, de  rétablissement  de  l'ordre  à  l'in- 
térieur. 

Sans  chercher  les  rapprochements  his- 
toriques, ils  s'imposent  sans  cesse  à  nous, 
et  par  la  force  des  choses.  La  France  n'a 
pas  cessé  d'occuper  la  même  situation  géo- 
graphique, d'être  entourée  des  mêmes  voi- 
sins, de  se  trouver  dans  la  même  position 
par  rapport  aux  problèmes  européens.  Or, 
dans  les  mêmes  cas,  les  mêmes  manœuvres 
déterminent    nécessairement    les    mêmes 
conséquences.  Si  Louis  XIII  ne  s'était  pas 
résolu,  par  le  brillant  plaidoyer  deFrieden- 
bourg,à  prêter  à  l'Empereur  le  concours  de 
ses  armes,  il  avait  observé  la  neutralité, 
comme  Napoléon  III  en  1866.  Comme  alors 
aussi  le  réveil  fut  pénible.  On  a  souvent 
parlé  du  coup  de  tonnerre  de  Sadowa  :  cette 
image  s'applique  exactement  à  la  bataille 
de  la  Montagne-Blanche.  Lorsque  le  roi  de 


LES    TRAITÉS    DE   WESTPHALIE  71 

B  ohême  eut  été  écrasé  par  les  armées  de  Fer- 
dinand, on  comprit  que  l'empereur  venait 
de  recevoir  un  surcroît  de  puissance  redou- 
table, que  le  péril  de  la  maison  d'Autriche 
renaissait.  Les  ambassadeurs  et  ministres 
du  roi  en  Allemagne  envoyèrent  à  Paris 
des  avis  pressants.  Ils  représentaient  qu'on 
avait  fait  fausse  route  en  restant  neutre^  en 
n'appuyant  pas  la  Bohême  et  la  ligue  pro- 
testante contre  l'Empereur.  Au  nom  de  la 
«  raison  d'Etat  »,  au  nom  de  l'intérêt  de  la 
France,  ils  demandaient  un  changement  de 
politique.  Ils  expliquaient  qu'il  importait 
de  ne  pas  se  laisser  donner  le  change  par 
le  plan  de  contre-réformation  qu'affichait 
l'empereur  et  que,  sous  prétexte  de  restau- 
rer l'unité  religieuse  en  Allemagne,  Ferdi- 
nand II  voulait  y  établir  l'unité  politique. 
Ce  manifeste  des  ambassadeurs  était  un 
cours  complet  de  haute  diplomatie  :  ce  ne 
sont  pas  les  bons  conseillers,  les  esprits 
clairvoyants  qui  ont  jamais  manqué  à  notre 
pays.  Ce  qui  a  manqué  quelquefois,  ce  sont 


72  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

les  gouvernements  capables  de  comprendre 
leurs  erreurs  et  de  se  remettre  dans  la 
route  droite.  En  1866,  Napoléon  III  eut 
aussi  à  son  service  un  bon  diplomate  qui 
tenta  de  réparer  la  faute  commise.  Drouyn 
de  Lhuys  ne  fut  pas  écouté  et  le  chef  élu  de 
la  démocratie  impériale  s'applaudit  même 
d'avoir  gardé  la  neutralité.  En  1620, l'erreur, 
commise  dans  des  conditions  semblables, 
si  ce  n'est  qu'au  lieu  de  partir  de  principes 
faux,  elle  venait  de  l'intérêt  mal  entendu, 
fut  réparée  sans  retard.  Cette  aptitude  à 
profiter  des  leçons,  à  s'adapter  aux  événe- 
ments, caractérise  l'œuvre  générale  de  la 
monarchie  capétienne,  qui  a  été  la  création 
de  la  France,  le  maintien  et  le  développe- 
ment des  résultats  acquis  au  cours  de  ce 
grand  voyage,  fécond  en  surprises  toujours 
renouvelées,  que  forme  l'histoire  d'un  peu- 
ple tel  que  le  nôtre. 

C'est  à  l'impression  laisséechez  Louis  XIII 
par  le  «  coup  de  tonnerre  »  de  la  Monta- 
gne-Blanche   que   Richelieu   dut   son  in- 


LES   TRAITÉS    DE    WESTPHALIE  73 

fluence  sur  le  roi.  Il  reçut  l'autorité  qui  lui 
était  nécessaire  pour  mener  à  bien  sa  vaste 
entreprise  de  politique  européenne.  Une 
fois  l'ordre  rétabli  en  France,  et  par  des 
moyens  rigoureux,  dont  l'échafaud  ne  fut 
pas  exclu,  une  fois  l'État  huguenot  brisé, 
Richelieu  se  tourna  vers  les  affaires  d'Al- 
lemagne. La  Rochelle,  cette  capitale  de  la 
République  protestante,  étant  prise,  le  car- 
dinal put  contracter  alliance  contre  la  mai- 
son d'Autriche  avec  Gustave-Adolphe  qui 
venait  d'apparaître  sur  la  terre  germanique 
comme  le  champion  de  la  Réforme. 

La  politique  de  Richelieu  reproduit  avec 
une  exactitude  frappante  les  grands  traits 
de  la  politique  capétienne  des  siècles  pré- 
cédents. Le  cardinal,  lui  aussi,  fit  en  sorte 
de  ne  recourir  aux  armes  qu'après  avoir 
épuisé  les  ressources  de  la  diplomatie.  Il 
laissa  les  Danois  d'abord, puis  les  Suédois  se 
battre  et  fatiguer  l'Empereur  avant  de  faire 
couler  le  sang  français.  Ensuite  il  prépara 
par  la  diplomatie  le  succès  de  l'interven- 


74  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

tion  armée.  A  la  Diète  de  Ratisbonne,oii  le 
travail  de  ses  agents  fit  échec  à  l'Empereur, 
son  plan  fut  conforme  à  la  devise  formu- 
lée sous  Henri  II,  mais  pratiquée  bien  avant 
le  règne  de  ce  prince  :  «  Tenir  sous  main  les 
affaires  d'Allemagne  en  aussi  grande  diffi- 
culté qu'il  se  pourra.  » 

A  cette  politique  réglée  sur  celle  du  siè- 
cle précédent,  Richelieu  ajoutait  un  élément 
destiné  à  lui  donner  une  ampleur  nouvelle. 
L'attitude  que  l'entreprise  révolutionnaire 
et  séparatiste  des  huguenots  de  France 
l'avait  obligé  de  prendre  vis-à-vis  du  pro- 
testantisme imposait  des  tempéraments  à 
notre  alliance  avec  les  protestants  d'Alle- 
magne. Le  problème  à  résoudre  était  com- 
plexe. L'intérêt  de  la  France  était  avec  la 
ligue  évangélique  allemande  et  Gustave- 
Adolphe,  héros  de  la  Réforme,  contre 
l'Empereur.  Mais  il  était  impossible,  vu  la 
position  prise  par  les  réformés  en  France, 
de  se  livrer  sans  contre-partie  au  protes- 
tantisme européen.  C'est  la  pensée  que  le 


LES    TRAITÉS    DE   WESTPHALIE  75 

confident  et  l'auxiliaire  du  cardinal,  le  cé- 
lèbre Père  Joseph,  exprimait  avec    force 
lorsque,  parlant  de  l'alliance  avec  les  pro- 
testants allemands,  il  disait  qu'il  fallait  «  se 
servir  de  ces  choses  comme  d'un  remède 
dont  le  peu  sert  de  contre-poison  et  dont 
le  trop  tue  ».  Née  d'une  double  nécessité, 
créée  par  l'obligation  d'accorder  les  inté- 
rêts du  dedans  avec  ceux   du   dehors,   la 
politique  de  Richelieu,  loin  d'être  opprimée 
par  la  difficulté,  en  reçut  un  surcroît  de 
vigueur.  Tout  en  secourant  la  ligue  protes- 
tante en  Allemagne,  il  conçut  l'idée  de  dis- 
socier la  cause  de  l'Empereur  et  la  cause 
catholique.  S'étant  rendu  compte  que  les 
princes  catholiques  tenaient  à  leur  indépen- 
dance vis-à-vis  de  l'Empire  ni  plus  ni  moins 
que  les  princes  et  les  Etats  protestants,  il 
mit  tout  son  efîort  à  leur  représenter  que 
la  Contre-Réformation,  dont  se  réclamait 
Ferdinand  III,  n'était  qu'un  prétexte  qui  re- 
couvrait une  entreprise  d'asservissement  de 
l'Allemagne  aux  Habsbourg.  Richelieu,  en 


76  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

sa  qualité  de  prince  de  l'Église,  et  son  meil- 
leur agent,  le  P.  Joseph,  en  sa  qualité  de 
capucin,  pouvaient  utilement  tenir  ce  lan- 
gage. Ils  se  servirent  de  la  politique  même 
de  Ferdinand  III,  de  l'exploitation  de  l'idée 
et  du  sentiment  catholiques  en  Allemagne 
par  l'Empereur,  pour  transformer  et  pour 
étendre  le  rôle  du  roi  de  France  en  tant 
que  «  protecteur  des  libertés  germaniques  » . 
Le  Habsbourg  jouant  sa  chance  sur  une 
seule  carte,  Richelieu  fit  en  sorte  que  la 
France  apparût  au  contraire  comme  la  pa- 
cificatrice désintéressée  et  le  recours  équi- 
table de  tout  ce  qui  avait  sujet  de  se  plaindre. 
En  un  mot,  le  Bourbon  se  présenta  comme 
arbitre  où  le  Habsbourg  était  partie. 

L'historien  le  plus  pénétrant  de  cette 
période,  M.  Gustave  Fagniez,  dans  son  livre 
magistral  sur  le  P.  Joseph,  a  mis  en  évi- 
dence le  sens  du  relatif  qui  anime  cette  part 
de  la  diplomatie  de  Richelieu.  Ni  l'homme 
d'Etat  ne  voulut  travailler  aveuglément 
pourla  cause  du  protestantisme, ni  l'homme 


i 


LES    TRAITÉS    DE   VVESTPHALIE  77 

d'Eglise  ne  voulut  être  dupe  des  beaux  sem- 
blants de  la  Contre-Réformation.  «  En  réa- 
lité, a  dit  M.  Gustave  Fagniez,  il  n'y  eut 
entre  la  France  et  le  parti  évangélique  que 
le  lien  qui  résulte  d'actions  parallèles  contre 
un  ennemi  commun.  Malgré  la  force  réelle 
que  nos  subsides  et  l'espoir  de  notre  parti- 
cipation   aux  hostilités  ont  apportée  à  la 
coalition  protestante,  Richelieu  s'est  moins 
appliqué  à  grouper  et  à  encourager  les 
membres  de  cette  coalition  qu'à  rompre  le 
faisceau  des  Etats  catholiques  qui,  en  Alle- 
magne et  en  Italie,  s'unissaient  autour  de 
la  maison  d'Autriche,  et  à  les  attirer  sous 
le  patronage  et  la  protection  de  la  France. 
La  prédilection,  la  sympathie,  ce  fut  dans 
ses  relations  avec  le  parti  catholique  ger- 
manique et  avec  son  chef  (Maximilien  de 
Bavière)  qu'il   la   mit,  c'est   là  qu'il   faut 
chercher  le  ressort  principal   de  sa  poli- 
tique. »  Richelieu   avait  refusé  de  servir 
les  intérêts  religieux  du  protestantisme, 
repoussé  toutes  les  propositions  de  s'asso- 


78  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

cier  à  la  Ligue  protestante  de  La  Haye.  En 
un  mot,  il  avait  maintenu  son  accord  avec 
les  protestants  allemands  dans  les  limites 
tracées  par  l'intérêt  de  la  France.  De  même^ 
il  fut  inflexible  quand  on  tenta  de  l'entraî- 
ner dans  une  ligue  catholique,  de  lui  faire 
abandonner  les  alliances  particulières  de 
la  France  avec  tel  ou  tel  Etat  réformé.  Il 
n'entra  jamais  dans  l'idée  que  le  conflit  eu- 
ropéen pût  ((  se  réduire  à  la  lutte  de  deux 
re-ligions  ».  Son  choix  allait  à  un  «  tiers 
parti  »  qui  garderait  l'indépendance  de  l' Eu- 
rope centrale  et  constituerait,  pour  l'éta- 
blissement d'une  grande  monarchie  alle- 
mande, un  obstacle  infranchissable.  Au  lieu 
des  Habsbourg  catholiques,  il  se  fût  agi,  en 
ce  siècle,  des  Hohenzollern  protestants,  que 
la  politique  de  Richelieu  se  fût  appliquée 
de  la  même  manière  et  qu'elle  eût  coïncidé 
sur  tous  les  points. 

Cette  politique  triompha  lorsque  le  plus 
important  des  princes  catholiques  alle- 
mands, l'électeur  de  Bavière  Maximilien, 


LES    TRAITÉS    DE    WESTPHALTE  79 

fut  entré  dans  les  vues  du  cardinal.  Dès  lors 
iln'y  avait  plus  à  craindre  que  ni  l'Allemagne 
ni  le  catholicisme  européen  fussent  asser- 
vis à  la  maison  d'Autriche.  Le  Saint-Siège 
lui-même  adhérait  au  tiers  parti.  La  for- 
mule de  l'équilibre  européen,  c'est-à-dire  de 
l'indépendance  des  États  de  l'Europe  par 
rapport  à  l'Empire  germanique,  était  trou- 
vée. De  cette  indépendance  des  peuples,  à 
laquelle  elle  avait  si  efficacement  travaillé, 
la  France  se  trouvait  naturellement  deve- 
nir la  garante.  Mais  on  voit  à  quel  point  le 
rôle  du  roi  de  France  comme  «  protecteur 
des  libertés  germaniques  »  avait  grandi. 
D'allié,  de  complice  des  séditieux,  il  deve- 
nait le  gendarme  impartial,  l'ami  et  le  pro- 
tecteur du  faible.  Catholiques  ou  protes- 
tants, sa  justice  s'étendait  à  tous.  Mais 
surtoutles  populationscatholiques,  les  plus 
voisines  de  notre  pays,  les  plus  latinisées 
aussi,  les  plus  assimilables  par  conséquent, 
passaient  dans  notre  amitié,  on  peut  même 
dire  sous  notre  protectorat  :  ces  bonnes  rela- 


80  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

tions  devaient  durer  jusqu'à  1870.  La  Ligue 
du  Rhin,  que  le  cardinal  de  Mazarin  noua 
un  peu  plus  tard,  faisait  de  l'Allemagne  rhé- 
nane et  de  l'Allemagne  du  sud  une  sorte  de 
marche  du  royaume.  C'étaient  des  alliés 
qui  formeraient  un  rempart  contre  la  ruée 
toujours  possible  des  tribus  germaniques, 
plus  lointaines  et  plus  barbares,  et  qui,  en 
même  temps,  se  laisseraient  pacifiquement 
pénétrer  par  nos  idées  et  par  nos  mœurs. 
L'extension  de  notre  frontière  jusqu'au 
Rhin  s'accomplirait  dès  lors  sans  heurts  et 
sans  risques.  Toutétait  bénéfice  dans  l'opé- 
ration... 


* 


Il  a  fallu  trente  ans  de  guerres  au 
xvii^  siècle  pour  ruiner  la  puissance  impé- 
riale, c'est-à-dire  pour  battre  l'Allemagne. 
Il  est  vrai  qu'elle  fut  si  complètement  bat- 
tue, que  les  vainqueurs  purent  en  disposer 
à  leur  gré.  Et  elle  fut  moins  longue  à  se 


LES    TRAITÉS    DE   WESTPHALIE  81 

remettre  de  ses  ruines  matérielles  qu'à  sor- 
tir de  l'impuissance  politique  dans  laquelle 
elle  fut  fixée. 

Richelieu  était  mort  avant  d'avoir  vu  le 
couronnement  de  son  œuvre.  Mais  les  prin- 
cipes de  sa  politique  étaient  si  bien  établis, 
sur  des  bases  si  solides  et  avec  une  telle 
clarté  que  sa  disparition  ne  changea  rien 
aux  affaires  en  cours.  Un  ambassadeur  de 
la  République  de  Venise,  endroit  où  l'on 
s'entendait  à  la  diplomatie,  écrivait  à  son 
gouvernement  après  la  mort  du  grand  car- 
dinal :  «  On  peut  dire  qu'ayant  bouleversé 
l'Empire,  troublé  l'Angleterre,  affaibli 
l'Espagne,  Richelieu  a  été  l'instrument 
choisi  par  la  Providence  pour  diriger  les 
grands  événements  de  l'Europe.  »  Ce  bou- 
leversement de  l'Empire,  qui  était  le  résul- 
tat auquel  tendait  la  politique  française 
depuis  de  longues  années,  fut  obtenu  par 
les  célèbres  traités  de  Westphalie.  Il  ne  fut 
pas  nécessaire  d'innover,  pas  même  de  se 
livrer  à  de  grands  efforts  d'imagination. 


83  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

La  paix  française,  que  l'Allemagne  reçut 
sans  déplaisir,  —  ce  qui  était  le  comble  de 
l'art,  —  reposait  sur  des  données  expéri- 
mentales, et  n'était  que  le  développement 
de  principes  politiques  dont  la  bienfai- 
sance avait  été  reconnue. 

Les  traités  de  Westphalie,  modèle  de 
toute  paix  sérieuse  et  durable  avec  les  pays 
germaniques,  comprenaient  quatre  élé- 
ments, essentiels,  harmonieusement  com- 
binés à  l'effet  d'interdire  à  l'Allemagne  de 
redevenir  un  grand  Etat  dangereux  pour 
la  France  et  pour  l'Europe.  C'étaient  :  le 
morcellement  territorial  et  politique  ;  l'élec- 
tion ;  le  régime  parlementaire;  et  la  garan- 
tie des  vainqueurs  pour  maintenir  le  sys- 
tème et  le  faire  respecter. 

Le  morcellement  territorial,  utilisation 
du  particularisme  germanique,  fut  poussé 
aux  extrêmes  limites.  Où  était-il,  l'Empe- 
reur qui  avait  prétendu  diviser  l'Allemagne 
en  dix  cercles,  avec  un  gouverneur  dans  cha- 
cun !  11  y  eut  désormais  deux  mille  enclaves, 


LES    TRAITÉS    DE   WESTPHALIE  83 

(principautés,  républiques,  évêchés,  mar- 
graviats ou  simples  commanderies),  parmi 
lesquelles  plus  de  deux  cents  formaient  des 
Etats  souverains  disposant  des  droits  réga- 
liens et  capables,  surtout,  de  contracter  des 
alliances  à  leur  gré.  L'Allemagne  était  ha- 
chée en  menus  morceaux, disloquée,  décom- 
posée. Elle  ne  présentait  plus  que  Timage 
d'une  «  mosaïque  disjointe  » ,  comme  devait 
dire  de  nos  jours  un  des  chanceliers  de 
l'Empire  uni,  le  prince  de  Bûlow.  A  côté 
de  quelques  rares  électorats  d'assez  bonne 
taille,  c'était  une  poussière  de  principautés 
et  de  villes  libres,  c'était  Monaco,  Liech- 
tenstein ,  Saint-Marin  et  la  République  d 'An- 
dorre multipliés  à  des  centaines  d'exem- 
plaires. L'Allemagne,  à  ce  point  de  division 
et  de  dispersion,  fut  appelée  la  «  croix  des 
géographes  ».  Les  géographes  eux-mêmes 
s'y  perdaient  et  n'avaient  pas  ass^z  de  cou- 
leurs pour  distinguer  tous  ces  territoires 
enchevêtrés  les  uns  dans  les  autres. 

Si  l'on  se  penche  sur  cette  carte  com- 


84  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

plexe,  on  découvre  d'ailleurs  que  ce  dé- 
sordre, où  rien  n'avait  été  abandonné  au 
hasard,  était  un  effet  de  la  prévoyance  et 
de  l'art  politiques...  En  face  des  domaines 
héréditaires  de  la  maison  d'Autriche,  trois 
électorats  de  force  moyenne,  Bavière,  Saxe 
et  Brandebourg,  montent  la  garde.  Du  côté 
de  la  France,  au  contraire,  la  route  est 
libre.  Sur  le  Rhin,  pas  un  seul  État  vigou- 
reux ni  étendu.  En  outre,  on  a  fait  en  sorte 
qu'aucune  des  nombreuses  petites  dynas- 
ties allemandes  n'ait  plus  d'influence  que  la 
voisine  :  il  faudra  des  circonstances  extra- 
ordinaires pour  que  la  Prusse  rompe  les 
mailles  de  ce  filet.  Dans  chaque  lignée  prin- 
cière,  le  traité  entretient  les  rivalités  et  ali- 
mente les  jalousies.  Il  y  a  des  Hohenzollern, 
des  Wittelsbach,  des  Wettin,  des  Guel- 
fes, etc..  qui  régnent  et  qui  se  surveillent 
de  tous  les  côtés.  Le  calcul  était  si  bon  que 
deux  branches  de  Brunsw^ick,  brouillées 
depuis  cette  époque,  ne  se  sont  réconciliées 
que  de  nos  jours. 


LES    TRAITÉS    DE    WESTPHALIE  85 

La  «  croix  »  dont  parlaient  alors  les  géo- 
graphes fut  lourde  à  porter,  surtout  pour 
les  Empereurs  contre  qui,  selon  une  forte 
et  heureuse  expression  de  Mignet,  l'Em- 
pire fut  désormais  constitué,  et  qui  durent 
renoncer  à  l'espérance  d'en  faire  marcher 
ensemble  les  membres  épars.  Dans  cette 
Allemagne  décomposée,  chacun  posséda 
son  indépendance,  put  agir  à  sa  tête  sans 
être  obligé  à  rien  pour  le  bien  général. 
Quand  La  Fontaine  disait  :  «  Tout  petit 
prince  a  ses  ambassadeurs  »,  il  faisait  allu- 
sion à  ces  principicules  germaniques  libres 
de  s'allier  avec  toute  puissance  de  leur 
choix.  Nous  avons  vu,  dans  la  guerre 
de  1914,  la  principauté  de  Liechtenstein 
déclarer  sa  neutralité  et  refuser  d'envoyer 
à  l'Autriche  son  contingent  militaire.  Deux 
cents  Liechtenstein  de  toutes  les  dimen- 
sions jouissaient  de  la  même  liberté  dans 
l'Allemagne  hachée  par  les  auteurs  des 
traités  de  Westphalie.  Sur  le  particula- 
risme allemand,  sur  l'intérêt  personnel,  les 


86  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

rivalités,  l'amour-propre  des  princes  et  des 
tribus  germaniques,  ils  avaient  fondé  un 
système  inextricable.  L'Allemagne  comme 
nation  en  parut  étouffée  pour  toujours. 

Ce  n'était  pas  l'Empereur  qui  eût  été 
capable  de  réveiller  le  sentiment  national. 
Son  prestige  sortait  des  congrès  de  Munster 
et  d'Osnabruck  plus  atteint  que  jamais.  La 
maison  d'Autriche  n'avait  pas  dompté  les 
protestants,  elle  avait  perdu  son  influence 
sur  les  catholiques,  elle  restait  soumise  à 
l'élection  avec  des  électeurs  grandis.  Et  si 
elle  parvint  à  garder  le  titre  impérial  jus- 
qu'à la  chute  du  Saint-Empire,  ce  fut  au 
prix  de  concessions  et  d'abandons  de  pou- 
voir toujours  plus  graves  à  chaque  scrutin. 
L'élection  de  Léopold  P"",  la  première  qui 
eut  lieu  après  la  conclusion  des  traités, 
fut  un  véritable  scandale.  La  France  y 
mtervint  au  grand  jour  et  les  envoyés  du 
roi  à  Francfort,  Grammont  et  Hugues  de 
Lionne,  au  vu  et  au  su  de  tous  achetèrent 
les  électeurs  qui,  d'ailleurs,  ne  sentirent  pas 


LES    TRAITÉS    DE    WESTPIIALIE  87 

faute  de  mettre  leur  voix  à  l'enchère  :  nous 
dirions  dans  le  langage  d'aujourd'hui  qu'ils 
se  comportèrent  en  «  chéquards  »  sans  ver- 
gogne et  insatiables.  Mazarin  se  plaignait 
douloureusement  de  leurs  exigences:  «  En- 
core qu'il  soit  avantageux,  disait-il,  de  lais- 
ser croire  au  monde  qu'il  y  a  toujours  grande 
abondance  d'argent  en  France,  parce  que 
cette  croyance  est  ce  qui  peut  le  plus  porter 
les  esprits  à  désirer  l'amitié  de  Sa  Majesté 
dans  un  siècle  intéressé,  néanmoins  il  y  a 
d'assez  bonnes  raisons  pour  persuader  un 
chacun,  sans  discréditer  Sa  Majesté,  de 
régler  et  modérer  ses  prétentions  dans  la 
conjoncture  présente.  »  Par  ces  moyens,  le 
roi  de  France  était  plus  puissant  dans  l'Em- 
pire que  l'Empereur  lui-même.  Grammont 
et  Lionne  obtinrent  ainsi  de  Léopold  I*"*  une 
capitulation  par  laquelle  il  s'engageait, 
entre  autres  choses,  à  se  désintéresser  des 
Pays-Bas  et  de  la  Franche-Comté,  à  se 
séparer  de  l'Espagne,  etc..  L'élection  per- 
mettait à  la  politique  française  de  manœu- 


88  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

vrer  l'Empire  dans  le  sens  de  nos  intérêts. 

Élus  à  Francfort,  résidant  à  Vienne,  les 
malheureux  Empereurs  avaient  encore  af- 
faire à  un  Parlement  qui  siégeait  à  Ratis- 
bonne  et  avec  lequel  ils  partageaient  les 
restes  d'une  autorité  délabrée  et  précaire. 
L'institution  de  la  Diète  d'Empire,  dont 
descend  en  droite  ligne  le  Reichstag  actuel, 
n'était  pas  nouvelle.  La  Diète  remontait 
aux  origines  de  la  Germanie:  un  article  du 
traité  d'Osnabrûck  n'eut  qu'à  en  étendre  les 
attributions.  Supposons  qu'après  la  guerre 
de  1914-19151esalliés  vainqueurs  décident, 
par  exemple,  que  le  Reichstag  aura  le  droit 
de  renverser  les  ministères  et  que  chacun 
des  États  représentés  au  Conseil  fédéral 
votera  par  tête  au  lieu  que  la  majorité  des 
voix  appartienne  à  la  Prusse  :  voilà  com- 
ment, au  xvii^  siècle,  la  France  se  mêla  de 
donner  à  l'Allemagne  une  constitution  libé- 
rale, destinée  à  entretenir  l'anarchie. 

11  est  étonnant  que  l'on  ait  pu  faire  dater 
du  xYuf  siècle  le  régime  parlementaire 


LES    TRAITÉS    DE   WESTPHALIE  89 

lorsque  l'on  voit  la  dextérité,  expression 
d'une  connaissance  directe  de  la  vie  des 
assemblées,  avec  laquelle  notre  diplomatie 
disposa  les  rouages  de  la  Diète  en  vue  de 
rendre  tout  gouvernement  sérieux  impos- 
sible en  Allemagne.  La  composition  de 
cette  Chambre  fut  savamment  compliquée. 
Électeurs,  princes  et  villes  formant  chacun 
un  Collège,  on  comptait,  et  avec  raison,  sur 
les  intérêts  et  les  sentiments  de  ces  trois 
groupes,  généralement  unis  contre  l'auto- 
rité impériale,  mais  divergeant  sur  le  reste, 
pour  les  faire  disputer  entre  eux.  La 
Diète  reproduisait  toutes  les  divisions  ter- 
ritoriales, politiques,  religieuses  de  l'Alle- 
magne et  les  échauffait  en  vase  clos.  Les 
villes  surtout  devaient  y  représenter  l'élé- 
ment démocratique,  et  Mazarin  observait 
avec  satisfaction  :  «  Hambourg  entre  autres 
a  déclaré  qu'elle  respirait  encore  l'air  de 
l'ancienne  liberté  d'Allemagne.  »  Un  beau 
règlement,  très  minutieux,  sur  l'ordre  des 
discussions  et  la  manière  de  procéder  au 


90  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

vote,  rendait,  sous  prétexte  de  protéger  les 
droits  de  chacun,  la  marche  des  affaires 
d'une  lenteur  infinie,  parfois  toute  décision 
impossible.  En  outre,  le  programme  des  at- 
tributions de  la  Diète  lui  proposait  la  solu- 
tion des  problèmesles  plus  difficiles, les  plus 
irritants,  dont  chacun  devait  provoquer  des 
conflits  et  des  disputes,  particulièrement  en 
matière  de  finances  et  d'impôts.  Selon  le 
calcul  de  ses  inspirateurs  français,  la  Diète 
germanique  fut  le  conservatoire  de  l'anar- 
chie allemande.  «  Qu'y  fait-on,  sinon  contre- 
dire et  chicaner  à  la  façon  des  maîtres 
d'école  ?  »  s'écriait  Leibnitz.  Et  un  autre 
écrivain  politique  allemand  de  la  même 
époque  disait,  avec  ironie,  du  parlement  de 
Ratisbonne  :  «  Il  serait  curieux  de  savoir 
ce  qu'un  si  grand  nombre  de  députés  a 
fait  depuis  tant  d'années  à  la  Diète,  et  à 
quoi  ont  servi  tant  de  grands  repas  et  tant 
de  vin  d'Espagne  qu'on  boit  le  matin,  et 
tant  de  vin  du  Rhin  qu'on  boit  le  soir.  La 
vérité  est  qu'ils  travaillent  à  une  matière 


LES    TRAITÉS    DE   WESTPIIALIE  91 

inextricable,  et  qu'après  s'être  longtemps 
évertués  pour  rien,  ils  peuvent  jurer  qu'ils 
n'ont  pas  été  sans  rien  faire.  »  D'autres 
Allemands,  —  ils  étaient  très  rares,  —  chez 
qui  survivait  une  flamme  de  patriotisme, 
une  certaine  notion  de  l'intérêt  national, 
déploraient  ce  funeste  régime  parlemen- 
taire qui,  selon  le  mot  de  l'un  d'eux,  plon- 
geait l'Allemagne  dans  «  une  nuit  éter- 
nelle ».  En  effet,  comme  un  historien  l'a 
écrit,  l'étranger  s'empressa  tout  de  suite 
«  d'exploiter,  avec  la  connivence  des  inté- 
ressés, les  vices  de  l'institution  ». 

Le  roi  de  France  s'était  réservé  le  droit, 
—  exorbitant  à  bien  y  penser,  —  d'être 
représenté  à  la  Diète  d'Empire  par  un  plé- 
nipotentiaire dont  la  vraie  mission  était  de 
surveiller  les  travaux  de  l'Assemblée,  d'y 
nouer  des  intelligences,  d'en  faire  tourner 
les  discussions  au  profit  de  l'État  français. 
Le  recueil  des  instructions  diplomatiques 
données  sous  l'ancien  régime  à  nos  mi- 
nistres auprès  de  la  Diète  germanique  est 


92  HISTOIRE   DE    DEUX    PEUPLES 

d'une  grande  clarté  sur  ce  point  :  il  s'agit 
d'employer  le  régime  parlementaire  alle- 
mand dans  l'intérêt  de  la  France.  C'est  un 
système  sur  lequel  notre  diplomatie  n'a  eu 
ni  un  scrupule  ni  un  doute.  En  1698,  par 
exemple,  on  appréhende  à  Paris  que  la  Diète 
n'accorde  un  accroissement  de  forces  mili- 
taires à  l'Empereur.  M.  Rousseau  de  Cha- 
moy,  partant  pour  Ratisbonne,  reçoit  ces 
instructions  : 


«  Les  délibérations  de  la  diète  de  Ratisbonne 
sur  les  affaires  les  plus  importantes  sont  ordi- 
nairement traversées  par  tant  d'incidents  de  peu 
de  conséquence  qu^il  sera  de  l'habileté  du  sieur 
de  Ghamoy  de  profiter  de  ces  différents  inci- 
dents pour  éloigner  autant  qu'il  sera  possible 
les  délibérations  sur  le  point  de  l'armement, 
sans  qu'il  paraisse  qu'il  en  craigne  la  résolution. 
Il  doit  éviter  dans  cette  même  vue  d'en  parler 
le  premier  ;  mais  lorsque  l'occasion  se  présen- 
tera d'agiter  naturellement  avec  les  députés  des 
princes  de  l'Empire  ce  qui  peut  convenir  à  leurs 


LES    TRAITÉS    DE    WESTPHALIE  93 

maîtres  après  la  paix,  il  pourra,  sous  prétexte 
d'examiner  pour  leur  propre  bien  l'utilité  ou  les 
inconvénients  de  cet  armement,  leur  faire  voir 
qu'ils  n'ont  présentement  rien  à  craindre  de  la 
part  de  Sa  Majesté... 

«  Mais  il  doit  se  servir  de  ces  raisons  sans 
affectation;  et  comme  Sa  Majesté  ne  doute  pas 
qu'il  n'observe  avec  beaucoup  d'attention  les 
différents  mouvements  de  la  Diète,  il  trouvera 
des  conjonctures  heureuses  pour  éloigner,  par 
le  seul  embarras  des  affaires  qui  naîtront,  toutes 
les  propositions  qui  pourraient  être  contraires 
au  maintien  de  la  paix.  » 

Nos  arrière-neveux  connaîtront  peut- 
être  des  instructions  fort  semblables  don- 
nées par  Guillaume  II  à  ses  ambassadeurs 
à  Paris  pour  faire  rejeter  par  notre  Par- 
lement des  crédits  militaires.  S'acqué- 
rir des  partisans  à  la  Diète  de  Ratisbonne 
devint  tout  de  suite  l'babitude  de  la  diplo- 
matie française,  une  tradition  fidèlement 
transmise  par  les  «  académiciens  du  cabi- 
net ».  En  1726,  Ghavigny  emportait  ces 


94  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

recommandations  spirituellement  discrètes 
en  se  rendant  à  Ratisbonne  : 

«  Il  entrera  parfaitement  dans  les  vues  de  Sa 
Majesté,  s'il  sait  s'acquérir  de  telle  sorte  la  con- 
fiance de  quelques-uns  des  principaux  ministres 
de  cette  Assemblée  qu^il  puisse  être  instruit  par 
eux  de  tout  ce  qui  s'y  passera  et  profiter  des 
ouvertures  et  des  moyens  qu'il  trouvera  d'avan- 
cer, retarder  ou  empêcher  par  des  représenta- 
tions qu'il  saura  faire  à  propos,  les  différentes 
résolutions  suivant  qu'elles  pourront  être  con- 
formes ou  contraires  aux  intentions  de  Sa  Ma- 
jesté. Bien  entendu  qu'il  évitera  de  paraître 
jamais  l'auteur  de  ses  sortes  de  mouvements; 
car  il  suffirait  que  l'origine  en  fût  connue  pour 
que  les  effets  contraires  eussent  lieu.  » 

Il  ne  faut  pas  que  le  plénipotentiaire  du 
roi  de  France  puisse  être  accusé  de  ne 
s'occuper,  à  Ratisbonne,  «  qu'à  fomenter 
la  division  qui  se  fait  déjà  remarquer  dans 
l'Empire.  »  En  réalité,  il  ne  se  rend  pas  à 
son  poste  pour  autre  chose.  11  va  exploiter 


d 


LES    TRAITÉS    DE    WESTPHALIE  95 

l'anarchie  germanique  et  veiller  à  ce  que 
le  système  établi  par  la  paix  de  Westphalie 
ne  soit  pas  altéré.  Par  une  suprême  pré- 
caution qui  couronne  l'édifice,  le  roi  de 
France  s'est  réservé,  en  effet,  la  garantie 
des  traités  de  1648.  Cette  Charte  de  l'Alle- 
magne, qui  est  en  même  temps  la  Charte 
de  l'Europe,  est  déclarée  par  lui  inviolable. 
Quiconque  y  touche  aura  affaire  à  sa 
justice.  Partagée  d'abord  avec  la  Suède 
(qui  a  joué  au  xv!!*"  siècle  le  rôle  dévolu  de 
nos  jours  à  la  Russie),  la  garantie  des  trai- 
tés de  Westphalie  ne  tarda  pas  à  apparte- 
nir à  la  France  seule.  Sur  ce  point,  la 
monarchie  n'eut  pas  une  heure  de  relâ- 
chement. Ayant  réussi  à  diviser  et  à  désar- 
mer l'Allemagne,  elle  n'entendait  pas  lais- 
ser renaître  l'ancien  état  de  choses,  ni  que 
le  résultat  des  efforts  accomplis  par  la 
nation  française  fût  remis  en  question.  En 
1788,  à  la  veille  de  la  Révolution,  en  pré- 
sence des  envahissements  de  la  Prusse  en 
Allemagne^  le  gouvernement  de  Louis  XVI 


96  HISTOIRE    DE    DEUX|PEUPLES 

se  réclamait  encore  des  droits  et  des  de- 
voirs de  la  France,  garante  de  la  liberté 
germanique. 

Le  chef-d'œuvre  de  la  paix  de  Westpha- 
lie,  ce  fut  peut-être  que  les  Allemands  s'en 
montrèrent  les  premiers  satisfaits,  tant  elle 
répondait  à  leurs  goûts  et  à  leur  nature. 
En  vain  l'empereur  Ferdinand  III,  par  la 
plume  de  ses  écrivains,  qui  jouaient  alors 
le  rôle  des  journalistes  officieux  de  nos 
jours,  avertissait-il  ses  peuples  que  le  roi 
de  France,  sous  prétexte  de  travailler  pour 
leurs  droits  avait  travaillé  pour  lui-même, 
que  le  Bourbon  se  proposait  de  prendre  en 
tutelle  les  AUemagnes  divisées  et  réduites 
à  l'impuissance.  Est-ce  que  l'Empereur  se 
mêlait  des  affaires  de  France,  encourageait 
les  Frondes  ou  protégeait  les  Parlements  ? 
Et  il  montrait  que,  sous  prétexte  de  liberté 
germanique,  les  rois  de  France  arrachaient 
l'un  après  l'autre  des  pans  du  Saint-Em- 
pire, les  évêchés  hier,  l'Alsace  aujourd'hui, 
la  Lorraine  ou  autre  chose  demain...  Les 


LES   TRAITÉS    DE    WESTPHALIE  97 

Allemands  furent  insensibles  à  ce  langage. 
Ils  se  plurent  dans  leur  anarchie.  Bien 
mieux,  ils  en  tirèrent  vanité.  Cette  Constitu- 
tion que  l'étranger  leur  avait  donnée,  que  la 
politique  française  avait  mûrie,  ils  lui  dé- 
couvrirent un  caractère  «  national».  Leurs 
juristes  en  firent  de  longs  commentaires  et 
ils  ne  manquèrent  pas  d'en  trouver  les  origi- 
nes dans  le  droit  des  vieux  Germains.  Ils  s'é- 
puisaient en  doctes  définitions,  au  bout  des 
squelles  il  leur  arrivait,  comme  à  Pufendorf 
au  xvii^  siècle,  de  conclure  ainsi  :  «  Il  ne 
reste  plus  autre  chose  à  dire,  si  ce  n'est 
que  l'Allemagne  est  un  corps  irrégulier,  et 
qui  a  l'air  d'un  monstre  (monstro  simile) 
au  regard  de  la  science  politique...  D'un 
royaume  régulier,  elle  a  dégénéré  en  une 
forme  de  gouvernement  si  mal  combinée, 
qu'elle  n'est  plus  désormais  une  monar- 
chie, même  limitée,  bien  que  les  signes 
extérieurs  en  offrent  l'apparence,  ni  préci- 
sément un  corps  ou  système  de  plusieurs 
Etats  confédérés,    mais    plutôt    quelque 


98  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

chose  de  flottant  entre  ces  deux  régimes.  » 
C'est  ce  que  Voltaire,  avec  sa  vivacité,  ré- 
sume en  deux  lignes  :  «  Le  nom  de  Saint- 
Empire  subsistait  toujours.  Il  était  diffi- 
cile de  définir  ce  quec'était  que  l'Allemagne 
etce  que  c'était  que  cet  Empire.  »  La  défi- 
nition, pourtant,  avait-été  donnée  dès  le  pre- 
mier jour,  quand  Oxenstiern  avait  parlé 
d'une  confusio  diviniliis  conservala^  d'une 
anarchie,  pourrait-on  traduire,  conservée 
de  main  de  maître.  Et  cette  main  était  celle 
de  l'étranger.  Chose  admirable  :  les  Alle- 
mands ne  s'en  sont  pas  aperçus  au  moment 
même,  ils  n'ont  pas  vu  pourquoi  la  France 
montrait  tant  de  sollicitude  pour  leur  li- 
berté, et  ils  n'ont  compris  la  vérité  que  de 
nos  jours. 


Bienfaisant  pour  la  France,  de  qui  il 
semblait  écarter  à  jamais  le  péril  germa- 
nique et  qu'il  a,  en  fait,  jusqu'à  1792,  mise 
à  l'abri  des  invasions,  le  traité  de  Wespha- 


I 


LES    TRAITÉS   DE    WESTPIIALIE  99 

lie  ne  se  réduisait  pas  à  la  conception  de 
l'intérêt  immédiat,  et,  si  l'on  peut  dire,  de 
l'intérêt  brut  de  notre  pays.  Ce  qui  rendait 
particulièrement  solide  cette  audacieuse 
construction  politique,  c'est  qu'elle  partait 
d'un  principe  général  auquel  l'Europe  fut 
dès  lors  intéressée.  Qu'il  est  étrange  d'en- 
tendre en  ce  moment  les  héritiers  spiri- 
tuels des  révolutionnaires  qui  ont  détruit 
l'œuvre  diplomatique  de  la  monarchie  se 
plaindre  des  ambitions  du  nouvel  Empire 
germanique  et  réclamer  un  régime  interna- 
tional oi^i  l'indépendance  des  moyens  et  pe- 
tits Etats  soit  respectée  !  Dans  leur  impa- 
tience de  rétablir  ce  que  la  Révolution  a 
détruit,  il  y  a  l'aveu  d'un  long  siècle  d'er- 
reurs. 

Toutes  les  mesures  que  l'imagination  de 
nos  publicistes,  par  les  moyens  souvent 
les  plus  chimériques  ou  les  plus  inefficaces, 
rêve  de  prendre  pour  protéger  le  monde 
contre  le  fléau  allemand,  elles  avaient  été 
obtenues  par  le  traité  de  Westphalie.  Plura- 


100  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

lité  des  Étais  :  c'est  le  principe  de  l'équi- 
libre qui  exclut  la  monarchie  universelle. 
Indépendance  des  États  :  point  d'abus  de 
la  force  possibles  contre  les  faibles.  Droit 
d'intervention  contre  les  malfaiteurs  pu- 
blics qui  violent  ou  se  disposent  à  violer 
les  règles  du  droit  public  européen  :  la 
France,  armée  de  ce  droit,  pouvait  remplir 
l'office  de  gendarme  préventif,  pour  la  sé- 
curité générale.  Et  elle  le  pouvait  sans 
peine  et  sans  danger,  car  elle  était  la  pre- 
mière intéressée  au  maintien  d'un  état  de 
choses  où  elle  était  aussi  la  première  en  ri- 
chesse et  en  puissance.  Ainsi  la  politique 
française  avait  réussi,  au  milieu  du  xvif  siè- 
cle, à  rendre  l'Europe  à  peu  près  habitable, 
à  la  soustraire  au  Fauslrechl^  au  barbare 
droit  du  poing,  à  la  conception  apportée 
mille  ans  plus  tôt  par  les  invasions  germa- 
niques. Depuis  la  paix  romaine,  depuis 
l'échec  de  la  République  chrétienne,  le 
monde  civilisé  pouvait  pour  la  première  fois 
respirer  et  vivre  tranquille.  Grâce  au  sys- 


LES    TRAITÉS    DE    WESTPHALIE  101 

tème  européen  fondé  par  le  traité  de  West- 
phalie  sur  l'impuissance  de  l'Allemagne, 
l'ancien  monde  a  connu  cent  cinquante 
ans  de  repos.  Repos  relatif  sans  doute,  mais 
qui  apparaît  comme  un  âge  d'or  quand  on 
le  compare  à  la  période  qui  a  suivi  et 
qui  a  été  celle  de  la  guerre  des  nations 
et  des  grands  massacres  de  peuples.  Tous 
les  désirs,  que  la  guerre  de  1914-1915  a 
rendus  plus  ardents,  de  voir  l'Europe  pro- 
tégée contre  l'Allemagne,  tendent  à  la  res- 
tauration du  traité  de  Westphalie,  que  la 
monarchie  française  déclarait  «  inviolable  » 
et  dont  Proudhon  a  pu  dire,  par  un  rac- 
courci d'une  admirable  puissance,  qu'il 
«  existe  à  jamais  »  pour  la  société  euro- 
péenne, parce  qu'il  donne  satisfaction  à 
ses  besoins  essentiels,  de  même  que  les  lois 
existent  à  jamais  pour  toutes  les  sociétés 
humaines  qui  ne  sauraient  vivre  sans  le 
respect  des  contrats  et  la  protection  des 
faibles  contre  le  droit  du  plus  fort. 

Proudhon  qui,  àlravers  ses  nuages,  a  eu 


102  HISTOIRE    DE    DEUX     PEUPLES 

souvent  une  si  vive  intelligence  des  réalités, 
a  bien  montré  (dans  sa  brochure  Si  les 
traités  de  i8i5  ont  cessé  d'exister)  le  carac- 
tère des  traités  de  1648,  le  meilleur  arran- 
gement qu'on  ait  jamais  su  trouver  pour 
l'Europe,  le  plus  sûr  correctif  aux  abus  de 
la  force.  Abstraction  faite  d'une  certaine 
métaphysique,  dont  son  esprit  n'a  jamais 
pu  se  défaire,  le  jugement  de  Proudhon 
est  d'un  grand  prix  à  l'heure  où  il  s'agit 
de  nouveau  de  rechercher  pour  les  peuples, 
avec  le  moyen  de  garantir  leurs  libertés  et 
leur  existence,  le  principe  régulateur  de 
leurs  relations. 

«  Le  traité  de  Westphalie,  écrit  Proudhon,  a 
reconnu,  contrairement  aux  idées  qui,  depuis  un 
temps  immémorial  avaient  cours  dans  le  monde, 
non  pas  que  le  droit  de  la  guerre  jusqu'alors 
observé  fût  une  chimère,  un  préjugé  de  la  bar- 
barie :  personne  n'y  eût  ajouté  foi.  Il  a  déclaré 
seulement  ceci  que  Fhypothèse  d'une  monarchie 
universelle,  conséquence  extrême  du  droit  de  la 
guerre,  admise  par  les  anciens  peuples...  était 


LES   TRAITÉS   DE   WESTPHALIE  103 

chimérique  ;  qu'ainsi,  quelles  que  fussent  les 
guerres  qui  pourraient  à  Tavenir  désoler  les 
nations  chrétiennes,  ces  guerres  ne  pourraient 
aller  jusqu'à  les  absorber  toutes  en  une  seule  et 
à  renouveler  de  la  sorte  Texpérience  d'un  État 
unique  ;  que,  sauf  la  délimitation  à  faire  des  ter- 
ritoires, la  pluralité  des  puissances  était,  à  l'ave- 
nir, reçue  en  principe,  et,  autant  que  possible, 
maintenue  par  leur  égalité  ou  équilibre. 

«  Depuis  cette  époque,  le  principe  d'équilibre 
a  été  reçu  dans  le  Droit  des  gens  :  en  sorte  qu'on 
peut  dire,  en  toute  logique  et  vérité,  que,  si  le 
droit  de  la  victoire  ou  la  raison  de  la  force  est 
le  premier  article  du  Droit  des  gens,  la  pluralité 
des  puissances,  et,  par  suite,  la  raison  d'équilibre 
en  est  le  second. 

«...  Tant  qu'il  j  aura  pluralité  de  puissances 
plus  ou  moins  équilibrées,  le  traité  de  Westphalie 
existera  ;  il  n'y  aurait  qu'un  moyen  de  l'effacer 
du  droit  public  de  l'Europe,  ce  serait  de  faire 
que  l'Europe  redevînt...  un  empire  unique... 
Charles-Quint  et  Napoléon  y  oni  échoué  :  il  est 
permis  de  dire,  d'après  ce  double  insuccès,  que 
l'unité  et  la   concentration  politique,  élevées  à 


104  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

ce  degré,  sont  contraires  à  la  destinée  des  na- 
tions :  le  traité  de  Westphalie,  expression  supé- 
rieure de  la  justice  identifiée  avec  la  force  des 
choses,  existe  à  jamais.  » 

De  l'absolu  où  il  se  place,  Proudhon  n'ou- 
blie que  deux  choses  qui  lui  fussent  devenues 
plus  sensibles  s'il  avait  pu  voir  les  guerres 
de  1870  et  de  1914  et  le  germanisme  dé- 
chaîné :  c'est  d'abord  que  cette  justice  était 
fondée  sur  l'abaissement  de  l'Allemagne. 
C'est  ensuite  que  cette  justice  se  rencontrait 
avec  le  bien  de  la  France. 

A  r  «  ordre  européen  »,  tel  qu'il  était 
sorti  des  traités  de  Westphalie,  la  France 
se  trouvait  la  première  attachée.  Tout  ce 
qui  troublerait  cet  ordre  atteindrait  en 
même  temps  la  France.  Notre  politique 
européenne  devait  donc  être  à  l'avenir  une 
politique  conservatrice.  Sans  doute,  on  ne 
pouvait  se  flatter  d'avoir  cristallisé  l'Europe 
dans  les  formes  qu'elle  avait  reçues  en  1648. 
Des  changements  étaient  inévitables  avec 
le  cours  des  âges.  Des  problèmes  nouveaux 


LES    TRAITÉS    DE    WESTPHALIE  105 

devaient  se  poser.  Du  moins  serait-il  tou- 
jours possible  de  les  résoudre  dans  l'esprit 
de  notre  diplomatie  classique  et  selon  les 
principes  élaborés  par  la  monarchie  et  les 
grands  conseillers  de  la  couronne.  Rejeter 
l'expérience  acquise  et  les  résultats  obte- 
nus, pour  fonder  l'Europe  sur  d'autres 
bases  et  lui  donner  une  nouvelle  organisa- 
tion, ne  pouvait  profiter  qu'à  autrui,  retirer 
à  la  France  son  privilège  d'antériorité,  et 
remettre  en  question,  avec  l'équilibre  et  le 
droit  commun  de  l'ancien  monde,  l'exis- 
tence de  notre  pays.  Cette  erreur  est  juste- 
ment celle  qu'a  commise  la  Révolution. 

Nous  allons  voir  comment  le  peuple  fran- 
çais, après  avoir  réussi,  avec  ses  guides 
héréditaires  etsesgrandspolitiques,àassu- 
rer  son  repos  et  sa  grandeur,  à  travaillé  de 
ses  propres  mains  à  détruire  ce  qu'il  avait 
fait,  et  comment  il  a  ramené  dans  le  monde 
l'âge  de  fer  et  la  barbarie  en  croyant  régé- 
nérer le  genre  humain. 


n 


CHAPITRE   III 


LA  FRANCE  ENTRE  LA  PRUSSE  ET  L  AUTRICHE 


«  Louis  XIV,  a  dit  Sainte-Beuve,  n'avait 
que  du  bon  sens,  màisil  en  avait  beaucoup.  » 
Louis  XIV  faisait  preuve  de  ce  bon  sens 
lorsqu'il  s'emportait  contre  Louvois  et  lui 
reprochait  comme  une  faute  grave  d'avoir 
ordonné  le  ravage  du  Palatinat.  Rien  n'é- 
tait, en  effet,  plus  contraire  que  la  violence 
à  la  politique  que  le  roi  entendait  suivre 
dans  les  pays  allemands.  On  définirait  avec 
justesse  cette  politique  en  disant  qu'elle 
correspondait  exactement  à  ce  qu'on  a 
nommé  de  nos  jours  la  «  pénétration  paci- 
fique ». 

Quelle  différence  entre  les  Allemands  tels 
qu'on  les  a  vus  depuis  le  milieu  du  xvii®  siècle 


108  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

jusqu'à  la  fin  du  xviii^  et  ce  que  nous  les 
voyons  aujourd'hui  !  Aussi  souples,  aussi 
empressés  à  se  former  à  notre  école,  à  imi- 
ter nos  mœurs  et  à  parler  notre  langue  que 
nous  les  trouvons  orgueilleux,  insociables, 
infatués  de  leur  «  culture  »,  convaincus  de 
la  supériorité  de  leur  race.  Les  Allemagnes, 
à  partir  de  1650,  furent  comme  une  sorte 
de  «  province  »  où  le  peuple  parlait  encore 
un  patois  grossier,  mais  où  les  gens  comme 
il  faut  ne  se  servaient  que  de  notre  langage. 
Les  arts,  les  sciences,  tout  y  était  devenu 
français.  Le  nationalisme  germanique  du 
xix''  siècle  s'est  scandalisé  de  ce  reniement 
de  l'Allemagne  par  elle-même.  Ses  histo- 
riens rappellent  comme  un  honteux  souve- 
nir le  long  règne  de  l'influence  et  de  la  civi- 
lisation françaises  au  delà  du   Rhin.  «  Le 
patriote  allemand,  ditBiedermann,ne  peut 
qu'en  rougissant  reporter   son  regard  sur 
l'époque  où,  tandis  que  Louis  XIV  annexait 
des   terres   d'Empire   avec  une   ambition 
altière,  la  fleur  de  la  noblesse  allemande 


FRANCE,    PRUSSE,    AUTRICHE  109 

lui  rendait  hommage  et  se  sentait  très  hono- 
rée lorsque  le  dernier  de  ses  courtisans  dai- 
gnait approuver  tant  d'efforts  pour  singer 
la  cour  de  France.  »  La  princesse  palatine 
trouva  à  Paris  sept  princes,  quatre  comtes, 
dix  gentilshommes  de  son  pays.  Par  la  suite 
le  nombre  de  ces  courtisans  s'accrut... 

Qui  croirait  aujourd'hui  que  les  Alle- 
mands de  ces  temps-là  regardaient  «  comme 
un  honneur  de  servir  dans  l'armée  fran- 
çaise »  (le  mot  est  d'un  contemporain  du 
grand  Frédéric,  Charles  -  Ferdinand  de 
Brunswick.)  Sous  les  ordres  du  roi  de 
France,  des  milliers  d'entre  eux  firent,  pour 
notre  compte,  campagne  dans  leur  propre 
pays.  Le  nom  célèbre  du  maréchal  de  Saxe 
est  témoin  de  la  fusion  à  laquelle  était  par- 
venue l'Europe,  qu'un  contemporain  appe- 
lait r  «  Europe  française  ».  Les  tentatives 
d'internationalisme  auxquelles  nous  avons 
assisté  de  nos  jours,  et  qui  se  sont  termi- 
nées par  une  des  plus  effroyables  mêlées 
qui  aient  assailli  l'ancien  monde,  sont  d'une 


110  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

médiocrité  et  d'une  fausseté  dérisoires  à 
côté  de  ces  résultats.  L'Allemagne  impé- 
riale, telle  qu'elle  est  sortie  de  ses  victoires 
de  1870,  a  compté  sans  doute,  elle  aussi, 
par  la  domination  des  armes  et  la  supério- 
rité de  son  «  organisation  »,  rendre  l'Eu- 
rope allemande.  La  France  s'était  servie 
d'une  autre  méthode  :  disposant  de  la  puis- 
sance, elle  avait  agi  par  la  persuasion.  A 
l'Allemagne  dévastée  par  la  guerre  de  Trente 
ans,  elle  était  apparue  comme  une  bienfai- 
trice. Louis  XIV  ne  laissait  pas  refroidir  ce 
qu'il  nommait  «  son  zèle  pour  la  manuten- 
tion de  la  liberté  germanique  »,  et  il  savait 
distribuer  à  propos  des  subsides  aux  prin- 
ces, aux  ministres,  aux  savants,  aux  gens 
de  lettres  allemands.  Parlant  d'Hevelius, 
Voltaire  écrit  avec  malice  :  «  Parmi  les 
grands  hommes  que  cet  âge  a  produits, 
nul  ne  fait  mieux  voir  que  ce  siècle  peut 
être  appelé  celui  de  Louis  XIV.  Hevelius 
perdit,  par  un  incendie,  une  immense  bi- 
bliothèque: le  monarque  de  France  gratifia 


FRANCE,  PRUSSE,  AUTRICHE        111 

l'astronome  de  Dantzick  d'un  présent  fort 
au-dessus  de  sa  perte.  »  C'était  un  système 
qui  continuait  dans  les  détails  celui  dont 
le  traité  de  Westphalie  formait  les  grandes 
lignes  d'ensemble, 

Biedermann  qui,  en  Allemand  patriote  de 
l'ère  nouvelle,  a  étudié,  la  honte  au  cœur, 
la  période  de  cent  cinquante  années  envi- 
ron où  l'Allemagne  a  été  sous  la  dépendance 
delà  France,  finit  par  conclure  que  l'avance 
prise  par  les  Français  dans  le  domaine  poli- 
tique rend  compte  du  rayonnement  de  leur 
civilisation  et  de  leur  génie.  L'État  si  for- 
tement constitué,  si  complet,  de  Louis  XIV, 
possédait  ce  qu'il  fallait  pour  dominer  dans 
tous  les  domaines,  matériels  ou  spirituels, 
une  Allemagne  oii  l'État  n'avait  que  des 
organes  rudimentaires  et  végétait  pauvre- 
ment. Leibnitz  avait  beau  reprocher  aux 
Allemands  leur  engouement  pour  les  modes 
étrangères,  lui-même  ne  manquait  pas 
d'écrire  en  français.  Il  fut  attiré  par 
LouisXIV:((Carce  prince,  dit  Biedermann, 


112  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

tandis  qu'il  écrasait  l'Allemagne,  accordait 
à  ses  savants  toute  sorte  de  distinctions, 
grâce  à  l'organisation  de  ses  grands  insti- 
tuts scientifiques,  tandis  que  ces  mêmes 
savants  en  Allemagne  n'obtenaient  aucune 
récompense  de  leurs  travaux.  »  Privés  d'un 
Etat  digne  de  ce  nom,  les  Allemands  avaient 
perdu  le  support  de  toute  vie  nationale  et 
de  toute  vie  intellectuelle.  Dans  ce  temps- 
là,  r  «  organisation  »  était  de  notre  côté.  Il 
s'y  joignait  l'attrait,  la  séduction  de  nos 
idées  et  de  nos  mœurs  :  c'est  ainsi  que  La 
Bruyère  a  pu  comparer  Louis  XIV  au  «  bon 
berger  »  qui  sait  attacher  les  uns  par  la 
servitude  dorée,  les  autres  par  la  servitude 
volontaire. 

Dans  les  mémoires  qu'il  a  écrits  «  pour 
l'instruction  du  Dauphinwet  qui  sont  l'œuvre 
d'un  esprit  rompu  à  la  politique  et  désireux 
que  ses  propres  expériences  ne  soient  pas 
perdues,  Louis  XIV  a  indiqué  les  recettes 
grâce  auxquelles  un  État  peut  prendre  et 
garder  de  l'ascendant  sur  ses  voisins.  Il 


FRANCE,  PRUSSE,  AUTRICHE        113 

connaissait  les  ressorts  par  lesquels  on 
meut  les  hommes.  Il  savait  que,  si  la  pos- 
session de  la  force  est  la  condition  du  suc- 
cès, il  faut  savoir  en  modérer  l'emploi. 
Pourquoi  brutaliser  les  Allemands  si 
empressés  à  servir  ?  Il  était  de  l'avis  de 
Gravel,  un  de  ses  meilleurs  agents  en  Alle- 
magne, et  qui  définissait  ainsi  le  protecto- 
rat que  le  roi  avait  acquis  sur  la  Ligue  du 
Rhin  :  «  Cette  ligue  donne  lieu  à  Votre 
Majesté  d'entretenir  les  amis  et  le  grand 
crédit  qu'elle  a  dans  l'Empire,  elle  lui 
ouvre  la  porte  pour  faire  entrer  indirecte- 
ment des  ministres  dans  tous  les  conseils 
qui  s'y  peuvent  tenir,  l'en  rend  comme 
membre  sans  en  dépendre.  »  C'est  pour- 
quoi Mignet  a  pu  dire  que  Louis  XIV  fut 
le  «  chef  réel  de  l'Empire  » .  Et  si  le  roi  s'ex- 
posa, dans  la  dernière  partie  de  son  règne,  à 
troubler  ce  qui  était  devenu  tranquille,  s'il 
rouvrit  la  lutte  qui  semblait  terminée  à 
notre  avantage,  ce  ne  fut  pas  sans  de 
puissantes  raisons.  L'affaire  de  la  succès- 


114  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

sion  d'Espagne,  appelée  fort  disgracieuse- 
ment  par  Mignet,  qui  voyait  bien  mais  qui 
écrivait  mal,  «  le  pivot  de  son  règne  »,  con- 
tinuait la  tradition  de  la  grande  politique 
française.  Le  succès  de  cette  entreprise 
devait  marquer  une  ère  nouvelle. 

Louis  XIV  ne  s'était  pas  résolu  sans 
hésitations  à  accepter  le  testament  de 
Charles  II, qui  appelait  son  petit-fils  au  trône 
d'Espagne.  Au  grand  conseil  de  la  cou- 
ronne qui  fut  tenu  en  cette  circonstance, 
la  raison  qui  décida  fut  une  raison  d'État. 
La  France  achèverait  la  pensée  de  Fran- 
çois P%  de  Henri  II,  de  Henri  IV,  de  Riche- 
lieu, elle  en  finirait  avec  le  «  dessein 
d'Espagne  »  et  la  possibilité  d'une  res- 
tauration de  la  puissance  qu'on  avait  vue 
à  Charles-Quint.  L'Europe  crut  que 
Louis  XIV  aspirait  à  la  monarchie  univer- 
selle, tandis  qu'il  travaillait  pour  l'équilibre. 
Faire  en  sorte  que  la  maison  d'Autriche 
fût  pour  toujours  écartée  de  l'Espagne, 
c'était  servir  la  France  et  tout  le  continent. 


I 


FRANCE,  PRUSSE,  AUTRICHE        115 

L'Europe,  par  un  étonnant  retour,  rendit 
justice  à  Louis  XIV,  à  son  bon  sens,  à  son 
esprit  prévoyant,  lorsque  l'Empereur  Jo- 
seph, étant  mort  sans  enfants  en  1711, 
eut  pour  successeur  son  frère  l'archiduc 
Charles,  le  même  que  la  coalition  soute- 
nait contre  Philippe  V.  La  réunion  des 
deux  couronnes,  la  reconstitution  de  l'Em- 
pire de  Charles  -  Quint  apparut  alors 
comme  un  danger  bien  plus  certain  que 
celui  qu'on  avait  voulu  combattre.  Ce  fut 
au  sens  politique  des  conservateurs  an- 
glais, des  tories,  opportunément  revenus 
au  pouvoir,  que  l'on  dut  une  paix  qui,  en 
définitive,  donnait  raison  à  Louis  XIV. 

Le  but  de  la  succession  d'Espagne 
atteint,  les  Habsbourg  à  jamais  éloignés  de 
Madrid,  réduits  à  leurs  domaines  hérédi- 
taires et  au  titre  vide  et  pompeux  d'Empe- 
reurs, Louis  XIV  eut  une  pensée  par 
laquelle  s'atteste  encore  ce  haut  bon  sens 
que  lui  a  reconnu  Sainte-Beuve.  A  la  fin 
de  sa  carrière,  peu  de  mois  avant  sa  mort, 


116  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

Louis  XIV  avait  la  satisfaction  de  voir  un 
cycle  fermé.  Cette  lutte  contre  la  maison 
d'Autriche,  qui,  pendant  deux  siècles,  avait 
occupé  la  monarchie,  à  laquelle  la  nation 
française  avec  ses  rois,  ses  grands  poli- 
ti(|ues,  ses  illustres  capitaines  avait  pris 
part  de  toute  son  âme,  cette  lutte  était 
enfin  terminée.  La  question  d'Espagne 
était  résolue  à  notre  avantage,  comme 
l'avait  été,  soixante-sept  ans  plus  tôt,  celle 
d'Allemagne.  La  France  pouvait  se  réjouir. 
Son  avenir  continental  était  assuré.  Elle 
était  libre  de  songer  à  l'achèvement  de  son 
unité  territoriale  et  aussi  à  son  expansion 
maritime  :  politique  dont  le  Pacte  de  Fa- 
mille, formé  plus  tard  avec  les  Bourbons 
d'Italie  et  d'Espagne,  devait  être  l'expres- 
sion. Sur  le  principe  intangible  des  traités 
de  Westphalie,  «  base  nécessaire  de  la 
tranquillité  publique  »,  Louis  XIV  conçut 
une  politique  nouvelle.  La  rivalité  avec  la 
maison  d'Autriche  n'ayant  plus  d'objet,  il 
voulut  rendre  impossible  le  retour  de  que- 


1 


FRANCE,  PRUSSE,  AUTRICHE        117 

relies   et   de   guerres    désormais    stériles 
pour  la  France.   Un  rapprochement  entre 
les  deux  puissances  aurait  pour  avantage 
de  consolider  les  résultats  acquis.  La  mai- 
son d'Autriche,  prenant   son  parti  de  ne 
plus  dominer  en  Allemagne,  devenait  inté- 
ressée à  ce  qu'aucune  autre  puissance  ger- 
manique n'y  dominât  à  son  tour.  Abaissée, 
diminuée,  assagie  par  conséquent  et  inca- 
pable de  nuire,  elle  passait  au  rang  d'élé- 
ment  conservateur  et  modérateur.   Tout 
en  restant  convaincu  de  la  nécessité  de  pré- 
venir et  d'arrêter  au  besoin  par  la  force 
un  retour  aux  anciennes  idées  de  supré- 
matie européenne  si   longtemps  nourries 
par  l'Autriche,  Louis  XIV  voyait  en  elle 
une  associée  contre  les  nouvelles  tendances 
qui  se  faisaient  jour  dans  les  pays  allemands. 
Il  continuait  et  il  étendait  le  système  de 
Richelieu  :   après    les    Etats   catholiques 
allemands,  c'était  l'Autriche  qu'il  voulait 
faire  entrer  dans  son  alliance  comme  con- 
tre-poids aux  États  protestants  qui,  à  la 


118  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

faveur  des  événements,  avaient  remarqua- 
blement grandi. 

Les  instructions  que  le  comte  du  Luc  reçut 
en  janvier  1715,  sept  mois  avant  la  mort  de 
Louis  XIV,  développent  ces  vues  avec  am- 
pleur. Il  s'agit  pour  l'ambassadeur  du 
roi,  —  le  premier,  on  le  souligne,  qui  s'en 
aille  à  Vienne  en  cette  qualité,  —  de  «  for- 
mer entre  la  maison  de  France  et  la  maison 
d'Autriche  une  union  aussi  avantageuse  à 
leurs  intérêts  qu'elle  sera  nécessaire  au 
maintien  du  repos  général  de  l'Europe  ». 
Le  comte  du  Luc  représentera  à  l'Empe- 
reur que  la  France  ne  voit  plus  d'inconvé- 
nient à  ce  que  la  couronne  impériale  reste 
dans  sa  Maison  et  l'aidera  même  à  ce  qu'au- 
cune puissance  nouvelle  ne  s'en  empare. 
Toujours  sur  ses  gardes,  la  diplomatie 
royale  distinguait  en  effet  que,  si  les  Habs- 
bourg, vaincus  et  définitivement  usés  en 
Allemagne, n'avaient  plus  aucune  chance  d'y 
constituer  une  grande  monarchie  hérédi- 
taire, la  même  ambition  pouvait  venir  à 


FRANCE,  PRUSSE,  AUTRICHE        119 

d'autres  puissances  qui  s'appuieraient  sur 
l'élément  opposé,  c'est-à-dire  sur  l'élément 
protestant.  C'était  faire  preuve  d'une  péné- 
tration et  d'une  justesse  de  coup  d'œilextra- 
ordinaires  que  de  reconnaître  que  le  grand 
zèle  des  princes  protestants  pour  la  «  liberté 
germanique  »  s'éteindrait  dès  que  l'un  d'eux 
verrait  s'ouvrir  la  perspective  de  confisquer 
cette  liberté  à  son  profit.  Deux  Etats  étaient 
signalés  au  comte  du  Luc  comme  également 
dangereux  et  comme  devant  être  également 
surveillés  :  c'était  l'électorat  de  Hanovre, 
dont  le  titulaire  venait  de  gagner  singuliè- 
rement en  puissance  et  en  force  par  son 
avènement  au  trône  d'Angleterre,  et  c'était 
le  royaume  de  Prusse.  Hanovre  ou  Prusse, 
le  danger  d'une  grande  monarchie  alle- 
mande réapparaîtrait  tôt  ou  tard  de  Tun  de 
ces  côtés-là.  Ce  danger,  «  l'union  nouvelle 
qu'il  convenait  d'établir  entre  la  maison  de 
France  et  celle  d'Autriche  »  était  destinée 
à  le  conjurer. 

On  reconnaîtra  que  celte  perspicacité  et 


120  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

cette  clairvoyance  sont  dignes  de  l'admira- 
tion la  plus  profonde.  Louis  XIV  laissait, 
en  mourant,  la  France  avertie  d'un  péril 
nouveau.  11  laissait  aussi  la  marche  à  suivre 
pour  que  les  Français  en  fussent  préservés. 


La  tâche  de  la  politique  est  de  résoudre 
des  difficultés  sans  cesse  renaissantes.  Elle 
est  aussi  de  les  prévoir  et  de  ne  pas  se  lais- 
ser prendre  au  dépourvu.  C'est  ainsi  que 
le  développement  de  la  Prusse  vint  renou- 
veler l'aspect  du  problème  allemand  et 
donner  à  la  politique  française  de  nouveaux 
soucis. 

On  eût  bien  surpris  les  contemporains 
de  Henri  IV  ou  de  Richelieu  si  on  leur  eût 
désigné  comme  l'ancêtre  de  futurs  empe- 
reurs d'Allemagne  ce  marquis  de  Brande- 
bourg, très  gueux,  qui  régnait  sur  de  pau- 
vres sablières  et  qui,  selon  l'usage  de  tant 
d'autres  princes  allemands,  vivait  sous  la 


FRANCE,  PRUSSE,  AUTRICHE        121 

protection  de  la  France  dont  il  mendiait 
les  subsides.  Le  marquis,  devenu  Electeur, 
n'était  pas  encore  un  grand  personnage  : 
Voltaire  remarque  qu'aux  congrès  de  West- 
phalie  les  ambassadeurs  de  France  pre- 
naient le  pas  sur  lui  et  ne  l'appelaient  pas 
autrement  que  «  Monsieur  ».  Et  Voltaire 
d'ajouter  :  «  Ce  Monsieur  était  Frédéric- 
Guillaume  P'",  bisaïeul  du  roi  de  Prusse 
Frédéric.  »  Grand  sujet  d'étonnement,  en 
effet,  que  cette  ascension  si  rapide.  Les 
Hohenzollern  ont  brûlé  les  étapes  comme 
aucune  autre  famille  ne  l'a  jamais  fait.  Dans 
une  Allemagne  dont  la  division  était  ga- 
rantie par  un  système  d'équilibre  oii  la 
France,  d'abord,  l'Autriche  ensuite,  et  les 
cours  secondaires  après  elles,  trouvaient 
également  leur  compte,  dans  cette  Allema- 
gne pulvérisée,  comment  un  État, et  un  seul, 
l'État  prussien,  a-t-il  réussi  à  grandir,  à 
s'élever  au-dessus  des  autres  maisons  élec- 
torales ou  princièrcs,  à  tenir  tête  à  deux 
grandes  puissances,  eniinà  représenter  l'es- 


122  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

prit  allemand,  le  patriotisme  allemand,  à 
réaliser  même,  en  dernier  lieu,  à  son  profit, 
cette  unité  allemande  contre  laquelle  une 
politique  séculaire  avait  accumulé  les  obs- 
tacles ?  Ce  n'était  pas  en  elles-mêmes  que  les 
possessions  des  HohenzoUern  avaient  un  si 
bel  avenir.  Prusse  et  Brandebourg,  ni  l'une 
ni  l'autre  de  ces  provinces  n'a  de  configu- 
ration propre,  de  limites  inscrites  par  la 
nature.  Rien  n'indique,  comme  pour  d'au- 
tres pays,  qu'il  y  ait  là  place  pour  un  Etat, 
moins  encore  pour  une  nation.  Le  royaume 
des  HohenzoUern  aurait  pu  être  taillé  un 
peu  plus  au  nord  ou  un  peu  plus  au  sud. 
Ses  destinées  eussent  été  pareilles  et  pa- 
reille aussi  l'œuvre  à  exécuter  par  cette 
dynastie.  Tout  était  à  faire  dans  ces  pays 
neufs,  que  la  nature  a  peu  favorisés  et  qui 
sont  arrivés  tard  à  la  civilisation.  Tout  y 
fut  créé  en  effet  de  la  main  des  hommes: 
même  la  population,  composée  de  réfugiés 
venus  de  toutes  parts  et  qui  évincèrent  peu 
à  peu  les  premiers  habitants, d'origine  slave: 


FRANCE,  PRUSSE,  AUTRICHE        123 

la  Prusse,  c'est  Borussia,  «  presque  Rus- 
sie ».  Elle  a  été  traitée  par  ses  maîtres 
comme  une  colonie,  dans  le  sens  exact  du 
mot,  une  colonie  qui  a  vécu  et  grandi  par 
le  labeur  d'une  dynastie. 

Droysen,  dans  l'introduction  de  son  His- 
loire  de  la  politique  prussienne^  observe 
que  l'État  brandebourgeois-prussien  ne 
s'appuie  par  aucune  nécessité  naturelle  ni 
sur  le  territoire  qu'il  embrasse  ni  sur  la 
communauté  des  millions  d'êtres  qu'il  a 
fini  par  rassembler.  Cet  État  a  toujours  été 
un  «  royaume  de  lisières  »,  comme  Voltaire 
le  définissait.  Et  pourtant,  ainsi  que  le  re- 
marque encore  Droysen,  l'histoire  de 
Prusse  «  montre  dans  sa  croissance  une 
continuité,  dans  son  orientation  une  fixité 
et  un  caractère  historique  tels  qu'on  ne  les 
trouve  à  ce  degré  que  dans  les  États  les 
mieux  constitués,  les  plus  riches  de  vie 
naturelle  » .  Cette  continuité,  cette  fixité  sont 
le  fruit  d'un  labeur  héréditaire:  les  Hohen- 
zoUern  ont  imité  les  Capétiens,  créateurs 


124  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

de  l'unité  française,  et  les  tsars  «  rassem- 
bleursdela  terre  russe  ».  Mais  leur  œuvre, 
dès  l'origine,  a  quelque  chose  de  forcé, 
d'artificiel,  qui  se  retrouve  amplifié,  poussé 
aux  proportions  du  monstrueux,  dans  l'Em- 
pire allemand  d'aujourd'hui.  «  L'union 
entre  le  pays  et  la  dynastie,  dit  encore 
Droysen,  ne  résulta  ni  de  l'hérédité,  ni  de 
l'élection,  ni  de  la  conquête,  ni  d'un  mou- 
vement de  défense  et  de  salut  à  la  suite 
d'une  révolution  :  cette  union  de  la  Prusse 
et  de  la  dynastie  fut  accomplie  en  exécu- 
tion d'une  pensée  politique.  »  En  effet,  la 
Prusse  et  la  grandeur  prussienne  ont  été 
engendrées  par  la  pensée  politique  d'une 
dynastie.  L'histoire  de  la  Prusse  s'identifie 
avec  celle  des  Hohenzollern.  Et  c'est  l'his- 
toire d'une  famille  qui  a  persévéré  dans  le 
même  efîort,  qui  a  administré  ses  Etats 
comme  son  propre  patrimoine.  Les  Ho- 
henzollern se  sont  comportés  dans  les 
moindres  détails  comme  ces  paysans  qui 
font  valoir  leur  bien,  qui  l'arrondissent, 


125 

qui  s'enrichissent  et  s'élèvent,  h  force  de 
prévoyance  et  d'économie.  Avant  dépenser 
à  la  mission  allemande  de  la  Prusse  et  d'as- 
pirer à  l'Empire,  les  HohenzoUern  ont  sur- 
veillé en  bons  pères  de  famille,  en  soigneux 
et  modestes  propriétaires,  l'exploitation  et 
le  défrichement  du  pays.  Avant  de  devenir 
électeurs,  ducs,  rois  en  Prusse,  empereurs 
en  Allemagne,  ils  ont  gravi  les  premiers 
degrés  de  la  fortune  par  la  pratique  de  l'éco- 
nomie paysanne  et  de  la  thésaurisation. 

Leurs  débuts  ne  s'enfoncent  pas  dans  la 
nuit  des  temps.  Ils  remontent  à  une  époque 
relativement  récente  (xv°  siècle).  Us  ont  été 
dégagés  de  toute  légende,  et  ce  qu'on  en  voit 
montre  que  la  croyance  commune  quant 
à  l'origine  des  monarchies  s'égare  singuliè- 
rement. Ce  n'est,  en  effet,  ni  par  l'illus- 
tration de  la  naissance,  ni  par  l'épée, 
ni  même  par  l'esprit  d'entreprise  que  les 
HohenzoUern  ont  réussi.  Ils  font  mentir  le 
vers  célèbre  :  «  Le  premier  qui  fut  roi  fut 
un  soldat  heureux.  »  Le  fondateur  de  leur 


126  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

maison  ne  fut  pas  même  un  spéculateur 
heureux  :  ce  fut  un  petit  fonctionnaire  de 
Nuremberg  qui  avait  la  passion  d'amasser 
et  qui  plaçait  bien  son  argent.  Mirabeau, 
dans  son  livre  de  \di  Monarchie  prussienne^ 
a  été  frappé  de  cette  circonstance  :  «  Fré- 
déric de  Hohenzollern,  a-t-il  écrit,  avait  le 
bon  esprit  qui  s'est  perpétué  dans  sa  mai- 
son de  tenir  de  l'argent  en  réserve.  »  C'est 
par  ces  moyens,  si  réalistes  qu'ils  en  sont 
terre  à  terre,  mais  appliqués  à  une  matière 
sans  cesse  accrue  et  dans  des  proportions 
toujours  plus  vastes,  que  les  Hohenzollern 
en  sont  venus  à  organiser   toute  l'Alle- 
magne comme  une  seule  entreprise,  com- 
prenant une  caserne  et  une  ferme  d'abord, 
une  usine  ensuite.  Celui  qui,  le  premier  de 
sa  race,  prit  le  titre  de  roi,  profitait  des  ré- 
serves en  soldats  et  en  florins  accumulées 
parle  Grand  Electeur, comme  Frédéric  II 
devait  utiliser  les  économies  du  roi-sergent. 
Si    l'Electeur    de    Hanovre    inquiétait 
Louis  XIV  mourant  parce  qu'il  était  roi  en 


FRANCE,    PRUSSE,    AUTRICHE  127 

Angleterre,  l'électeur  de  Brandebourg  lui 
était  suspect  parce  qu'il  s'était  fait  roi  en 
Prusse.  Il  avait  fallu  des  circonstances 
extraordinaires  pour  que  les  Hohenzollern 
pussent  s'élever  à  la  dignité  royale  :  ils 
n'avaient  pas  laissé  échapper  une  seule  des 
occasions  qui  s'étaient  présentées.  Le 
Grand  Electeur  avait  commencé  par  affran- 
chir son  duché  prussien  de  la  suzeraineté 
polonaise  :  il  savait  déjà  comment  traiter 
la  pauvre  République  de  Pologne.  Membre 
du  Saint-Empire  par  le  Brandebourg,  il 
était  indépendant  et  maître  chez  lui  en 
Prusse.  Et  si,  dans  le  Saint-Empire,  nul 
ne  pouvait  être  roi,  cette  interdiction 
n'existait  pas  pour  la  Prusse,  extérieure  à 
l'Empire.  Frédéric  s'y  couronna  lui-même 
à  Kœnigsberg  le  18  janvier  1701  :  grande 
date  de  l'histoire  prussienne.  Gomme  devait 
l'écrire  plus  tard  son  petit-fils  dans  les 
Mémoires  de  Brandebourg  :  «  G'était  une 
amorce  que  Frédéric  jetait  à  toute  sa  pos- 
térité et  par  laquelle  il  semblait  lui  dire  : 


128  HISTOIRE   DE    DEUX    PEUPLES 

je  VOUS  ai  acquis  un  titre,  rendez-vous  en 
digne;  j'ai  jeté  les  fondements  de  votre 
grandeur  ;  c'est  à  vous  d'achever  l'ou- 
vrage. »  A  partir  de  ce  moment,  selon  le 
mot  de  Stuart  Mill,  l'Allemagne  devenait 
une  «  possibilité  permanente  d'annexion 
pour  la  Prusse  ».  Au  cent-soixante-dixième 
anniversaire  du  couronnement  de  Kœnigs- 
berg,  le  18  janvier  1871,  un  Hohenzollern 
devait  être,  en  effet,  proclamé  Empereur 
allemand  à  Versailles,  dans  le  propre  pa- 
lais des  rois  de  France. 

L'empereur  Léopold  avait  commis  la 
faute  de  permettre  que  Frédéric  devînt  roi 
pour  s'assurer  son  alliance  dans  la  guerre 
de  succession  d'Espagne  :  alliance  d'ail- 
leurs incertaine,  concours  avaricieusement 
marchandé.  C'était  une  vieille  habitude  des 
Electeurs  de  gruger  et  d'exploiter  leurs 
élus  :  celui  de  Brandebourg  ne  manquait 
pas  à  la  coutume.  Pourtant,  ce  n'étaient  pas 
les  avertissements  qui  avaient  manqué  à 
Léopold  pour  le  mettre  en  garde  contre  les 


FRANCE,  PRUSSE,  AUTRICHE        129 

conséquences  de  son  mauvais  calcul.  S'il 
avait  trouvé  des  conseillers,  —  ceux  que  le 
prince  Eugène  jugeait  dignes  d'être  pen- 
dus, —  pour  approuver  qu'il  y  eût  un  roi 
en  Prusse,  d'autres  lui  avaient  représenté 
qu'il  grandissait  un  concurrent  et  qu'il 
grevait  l'avenir  de  la  maison  d'Autriche, 
a  exposéeà  perdre  l'Empire  par  la  compéti- 
tion de  la  maison  de  Brandebourg  gagnant 
toujours  en  puissance  ».  Plus  on  étudie 
l'histoire,  plus  on  voit  qu'il  est  peu  de 
grands  événements  qui  n'aient  été  aperçus 
et  compris,  dans  l'œuf,  si  l'on  peut  ainsi 
dire,  par  un  petit  nombre  d'hommes,  à  qui 
la  connaissance  des  lois  de  la  physique 
politique  permet  d'élucider  l'avenir.  Ce  qui 
est  plus  rare,  c'est  que  ces  hommes-là 
aient  été  en  mesure  de  faire  prévaloir  leurs 
vues. 

Louis  XIV,  s'il  s'était  efforcé  d'entretenir 
avec  les  électeurs  de  Brandebourg  les 
bonnes  relations  qui  étaient  la  règle  de 
notre  diplomatie  vis-à-vis  des  princes  aile- 

9 


130  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

mands,  était  vivement  hostile  à  la  naissance 
d'un  royaume  qui,  ainsi  qu'il  l'avait  prévu, 
ne  manquerait  pas  de  devenir  un  centre 
d'attraction  pour  l'Allemagne  du  Nord  et 
pour  l'Allemagne  protestante.  Louis  XIV  a 
prévu  l'unité  allemande,  se  faisant  non  plus 
par  l'Autriche  mais  par  la  Prusse,  aussi 
exactement  qu'on  pouvait  la  prévoir.  C'est 
pourquoi,  pendant  douze  ans,  jusqu'au 
traité  d'Utrecht,  il  refusa  de  reconnaître  la 
nouvelle  royauté  prussienne.  Chose  bien 
remarquable  :  le  Saint-Siège  devait  per- 
sister plus  longtemps  encore  que  le  roi  de 
France  dans  ce  refus  (jusqu'en  1787).  La 
papauté,  qui  s'était  trouvée  en  désaccord 
avec  la  France  au  moment  des  traités  de 
Westphalie,  formellement  condamnés  par 
l'Eglise,  rejoignait  le  point  de  vue  de  la  poli- 
tique française  dans  les  affaires  d'Alle- 
magne. S'il  n'avait  tenu  qu'à  Rome  et  à  la 
France,  aux  deux  plus  hautes  autorités  de 
la  civilisation  européenne,  la  puissance 
prussienne  eût  été  étouffée  au  berceau,  le 


L 


FRANCE,  PRUSSE,  AUTRICHE         131 

monde  n'eût  pas  connu  le  fléau  prussien. 
«  Nous  manquerions  à  notre  devoir  si  nous 
passions  sous  silence  une  chose  pareille  », 
disait  Clément  XI  dans  son  bref  du  16  avril 
1701.  Ainsi  la  Prusse  était  désignée  par  le 
pape  et  par  le  roi  de  France,  c'est-à-dire  par 
les  deux  éléments  chefs  de  l'ordre,  comme 
un  péril  public  pour  l'Europe.  Cette  royauté, 
surgie  en  dehors  de  la  société  des  nations 
et  en  violation  du  principe  d'équilibre  éta- 
bli au  xvii^  siècle  par  l'effort  de  la  France, 
était  véritablement  révolutionnaire.  Pous- 
sée, comme  tout  ce  qui  vit,  à  se  développer 
et  à  grandir,  elle  ne  pouvait  le  faire  qu'au 
prix  des  bouleversements  les  plus  graves 
et  les  plus  sanglants.  Elle  ne  pouvait  frayer 
sa  voie  qu'en  foulant  aux  pieds  toutes  les 
conventions  établies,  et  la  guerre  devenait 
nécessairement,  dès  ce  moment-là,  son 
«  industrie  nationale  ».  C'est  un  fait  que  le 
sombre  avenir  réservé  par  la  Prusse  au 
monde  européen  aura  été  entrevu  par  la 
monarchie  française  et  par  la  papauté. 


132  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

Lorsque  celui  qui  devait  être  appelé 
Frédéric  le  Grand  eut  succédé  à  son  père, 
notre  représentant  à  Berlin,  le  marquis  de 
Beauveau,  fit  tenir  à  son  gouvernement  un 
rapport  détaillé,  et  dont  tous  les  traits  sont 
d'une  justesse  étonnante,  sur  le  nouveau 
roi  :  le  personnel  diplomatique  de  l'ancien 
régime  a  toujours  montré,  comme  en  témoi- 
gnent les  documents,  une  instruction  et 
une  application  supérieures.  Le  marquis 
de  Beauveau  avertissait  donc  qu'on  n'eût 
pas  à  se  méprendre  sur  le  compte  de  Fré- 
déric II  d'après  ce  que  ce  prince  avait  fait 
connaître  de  lui  quand  il  n'était  qu'héritier 
présomptif  de  la  couronne  et  que  ses  esca- 
pades, ses  difficultés  avec  son  redoutable 
père  étaient  la  fable  de  l'Europe.  Beauveau 
présentait  Frédéric  tel  qu'il  devait  se  révé- 
ler :  ambitieux,  profond  calculateur,  habile 
à  dissimuler,  «  voisin  dangereux,  allié  sus- 
pect et  incommode  ».  Faisant  le  compte 
des  ressources  en  argent  et  en  hommes 
que  le  roi-sergent  avait  laissées  à  son  fils, 


I 


FRANCE,  PRUSSE,  AUTRICHE        133 

le  diplomate  français  concluait  :  «  De  là 
cette  puissance  nouvellement  née  en  Eu- 
rope, qui  devient  si  redoutable  entre  les 
mains  du  fils  qu'elle  change,  à  mou  sens, 
l'ancien  système  ou  qu'elle  peut  du  moins 
le  changer.  »  (tétait,  indiqué  en  quelques 
mots,  tout  le  grand  débat  sur  la  ligne  de 
conduite  de  la  France  qui  allait  diviser 
notre  pays  au  xviii^  siècle. 

La  mort  de  l'Empereur  Charles  VI,  — 
l'ex-archiduc  Charles,  notre  ancien  adver- 
saire dans  la  guerre  de  succession  d'Es- 
pagne, —  semblait  ouvrir  de  nouveau 
la  question  d'Autriche.  Charles  ne  laissait 
qu'une  fille,  Marie-Thérèse,  à  laquelle,  en 
accumulant  les  traités  avec  toutes  les  puis- 
sances, en  collectionnant  les  parchemins,  il 
s'imaginait  avoir  assuré  sa  succession.  La 
maison  d'Autriche  tombée  en  quenouille, 
n'était-ce  pas  l'occasion  d'en  finir,  une  fois 
pour  toutes,  avec  l'ennemie  héréditaire  ? 
Une  grande  partie  de  l'opinion  publique, 
en  France,  le  pensait.  Deux  siècles  durant 


134  HISTOIRE  DE  DEUX  PEUPLES 

on  avait  combattu  les  Habsbourg.  On  les 
avait  vaincus.  Il  s'agissait  de  les  achever, 
de  leur  retirer  à  jamais  la  chance  d'être 
élus  de  nouveau  à  l'Empire  en  y  portant 
un  ami  et  un  client  de  la  France  (l'électeur 
de  Bavière).  Le  gouvernement,  —  celui  du 
prudent  Fleury,  —  hésitait,  pesait  le  pour, 
le  contre,  ne  disait  pas  non  quand  il  s'agis- 
sait de  soutenir  le  bavarois,  mais  ne  trou- 
vait pas  mauvais  que  la  maison  d'Autriche 
restât  telle  quelle,  encore  affaiblie  par  la 
présence  d'une  femme  à  sa  tête.  Les  re- 
commandations suprêmes,  si  raisonnables, 
de  Louis  XIV,  sur  l'utilité  d'une  entente 
avec  la  Cour  de  Vienne,  se  présentaient 
naturellement  aux  esprits  politiques.  Le 
plus  sage  semblait  d'attendre,  de  voir  venir. 
C'était  la  pensée  de  Fleury,  c'était  celle 
aussi  de  Louis  XV,  encore  jeune,  encore 
bien  tenu  en  tutelle,  mais  à  qui  le  sens 
juste  des  choses  de  la  politique  ne  man- 
quait pas.  Au  grand  conseil  où  fut  exa- 
minée l'attitude  qu'adopterait  la  France, 


FRANCE,     PRUSSE,    AUTRICHE  135 

Louis  XV  prononça  ce  mot  curieux  :  «  Mon 
avis  est  que  nous  nous  retirions  sur  le 
mont  pagnotte.  »  C'est  une  locution  vieillie 
et  qui  veut  dire  qu'on  se  place  de  telle  sorte 
qu'on  regarde  les  autres  se  battre  sans 
entrer  soi-même  dans  la  mêlée.  Encore 
timide, un  peu  indolent,  LouisXV, qui  voyait 
clair,  par  l'effet  de  son  éducation,  par  posi- 
tion aussi,  en  vertu  de  la  coïncidence  de 
son  intérêt  avec  l'intérêt  du  pays,  eut  le  seul 
tort  de  ne  pas  imposer  sa  volonté.  Quelle 
preuve  que  plus  il  y  a  de  monarchie  dans 
un  Etat  et  mieux  s'en  trouve  la  chose 
publique,  puisqu'en  cette  circontance  on 
ne  peut  reprocher  à  Louis  XV  que  de  ne 
pas  avoir  eu  la  main  assez  ferme? 

L'année  1741  marque  dans  l'histoire  de 
notre  pays  un  succès  de  l'opinion  publique, 
le  triomphe  d'un  parti  sur  la  politique 
royale,  et  cette  date  a  été  funeste.  Une  force 
aveugle,  celle  de  la  tradition,  passée  à  l'état 
de  routine,  entraînait  la  foule,  qui  ne  s'aper- 
cevait pas  que  les  temps  avaient  marché, 


136  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

que  les  problèmes  avaient  changé  d'aspect. 
Le  péril  commençait  d'être  à  Berlin.  La 
foule  continuait  à  le  voira  Vienne.  La  mai- 
son d'Autriche  était  à  demi-morte  :  on  vou- 
lait pourtant  reprendre,  comme  par  le  passé, 
la  guerre  contre  la  maison  d'Autriche. 
L'historien  rencontre  ici  un  cas  d'instinct 
pétrifié  semblable  à  ceux  que  les  natura- 
listes observent  dans  le  règne  animal.  On 
voit  ainsi  les  guêpes  imiter  stérilement  les 
abeilles  et  s'obstiner  à  former  des  alvéoles 
où  elles  ne  déposent  plus  aucun  miel.  De 
même,  obéissant  à  une  impulsion  irraison- 
née, l'opinion  française,  oii  les  militaires 
comme  Belle-lsle  et  les  «  philosophes  » 
marchaient  confondus,  força  la  main  au 
gouvernement  dans  l'affaire  de  la  succes- 
sion d'Autriche. 

Pourtant  l'entrée  en  scène  de  la  Prusse 
avait  eu  un  caractère  propre  à  faire  réflé- 
chir les  plus  étourdis.  Le  rapt  de  la  Silésie 
marquait  vraiment  le  début  d'une  ère  nou- 
velle pour  l'Europe  et  dans  les  relations 


FRANCE,  PRUSSE,  AUTRICHE        137 

des  États.  Il  est  plaisant  de  voir,  à  l'heure 
où  nous  sommes,  les  héritiers  de  la  philo- 
sophie du  xviii^  siècle  protester  contre 
l'invasion  de  la  Belgique  au  nom  de  la  jus- 
tice, alors  que  l'ancêtre  de  Guillaume  II, 
s'emparant  de  la  Silésie,  recueillit  les 
applaudissements  des  «  philosophes  ».  La 
théorie  des  traités,  considérés  comme  des 
«  chiffons  de  papier  »,  avant  d'être  blâmée 
chez  Bismarck  et  chez  M.  de  Bethmann- 
HoUweg,  n'indignait  ni  Voltaire  ni  d'AIem- 
bert,  ni  aucun  des  partisans  du  «  droit  natu- 
rel »,  quand  elle  était  exposée  et  mise  en 
pratique  par  Frédéric  II,  idole  des  esprits 
libéraux.  Mais  quoi  !  le  droit  que  violait  Fré- 
déric n'était  pas  un  droit  de  nature.  C'était 
le  statut  de  la  société  des  nations,  c'était  la 
loi  sur  laquelle  vivait  le  monde  européen, 
c'était  un  progrès  obtenu  par  les  armes 
mises  au  service  de  la  raison,  c'était  l'en- 
semble des  conventions  qui,  telles  quelles, 
rendaient  l'Europe  à  peu  près  habitable, 
assuraient  à  la  France  une  place  privilégiée, 


138  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

épargnaient  à  ses  habitants  le  fléau  des  in- 
vasions et  son  corollaire,  le  fléau  de  la  paix 
armée.  L'apparition  de  la  politique  prus- 
sienne annonçait  pour  l'Europe  et  la  civili- 
sation les  maux  les  plus  terribles,  les  me- 
naçait d'une  rechute  dans  la  barbarie.  1740, 
1870,  1914  apparaîtront  certainement  aux 
historiens  futurs  dans  leur  connexité,  dans 
leur  rapport  étroit.  Nos  rois,  nos  diplo- 
mates l'avaient  compris.  Il  est  humiliant 
pour  l'opinion  publique  du  peuple  le  plus 
spirituel  de  la  terre  qu'elle  n'en  ait  pas  eu 
même  un  pressentiment. 

La  protestation  de  Marie-Thérèse  contre 
le  rapt  de  la  Silésie  était  pourtant  élo- 
quente. Elle  ressemblait  singulièrement  à 
celle  du  roi  des  Belges  demandant  secours 
contre  Guillaume  II.  La  reine  appelait 
toutes  les  puissances,  et  en  premier  lieu 
celle  qui  garantissait  l'équilibre  européen, 
à  réprimer  le  brigandage  prussien.  «  Un 
envoyé  autrichien,  disait  la  reine,  était 
encore  à  Berlin,  quand,  à  la  faveur  même 


FRANCE,  PRUSSE,  AUTRICHE        139 

de  cette  apparence  pacifique,  le  roi  de 
Prusse  a  envahi  un  sol  étranger  et  troublé 
le  repos  d'une  province  amie.  On  peut  juger 
par  là  quel  sort  menace  tous  les  princes,  si 
une  telle  conduite  n'est  pas  châtiée  par  leur 
effort  commun.  Il  ne  s'agit  donc  pas  de 
l'Autriche  seule  :  il  s'agit  de  tout  l'Empire 
et  de  toute  l'Europe.  C'est  l'affaire  de  tous 
les  princes  chrétiens  de  ne  laisser  briser 
impunément  les  liens  les  plus  sacrés  de  la 
société  humaine... Tous  doivent  s'unir  avec 
la  Reine  et  lui  fournir  les  moyens  d'éloi- 
gner d'eux  un  tel  danger.  Quant  à  elle,  elle 
opposera  sans  crainte  à  Vennemi  commun 
toutes  les  forces  que  Dieu  lui  a  confiées, 
et,  de  ce  service  rendu  au  bien  général,  elle 
ne  demandera  d'autre  récompense  que  la 
réparation  des  dommages  que  ses  États  ont 
soufferts  et  ce  qui  sera  nécessaire  pour  les 
garantir  dans  l'avenir  contre  de  pareilles 
atteintes.  »  Langage  que  nous  aurons  en- 
core entendu...  C'était  plus  même  que  l'Eu- 
rope qui  était  intéressée  à  briser  la  poli- 


140  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

tique  prussienne.  Déjà  c'était  le  monde 
entier.  Le  rapt  de  la  Silésie  eut  les  mêmes 
conséquences  que  l'agression  contre  la 
Belgique  :  le  sang  coula  dans  les  parties 
de  la  planète  les  plus  éloignées  de  la  Prusse. 
C'est  ce  que  Macaulay  a  montré  avec  élo- 
quence dans  une  page  fameuse  : 

«  La  question  de  la  Silésie  n'eût-elle 
concerné  que  Frédéric  et  Marie-Thérèse, 
la  postérité  ne  pourrait  pas  s'empêcher  de 
reconnaître  que  le  roi  de  Prusse  s'est  rendu 
coupable  d'une  odieuse  perfidie:  mais  c'est 
une  condamnation  plus  sévère  qu'elle  se 
voit  forcée  de  prononcer  contre  une  poli- 
tique qui  devait  avoir,  et  qui  eut  en  effet, 
de  déplorables  conséquences  pour  toutes 
les  nations  européennes...  Qu'il  retombe 
sur  la  tête  de  Frédéric,  tout  le  sang  versé 
dans  cette  guerre  qui  exerça  pendant  plu- 
sieurs années  de  si  horribles  ravages  dans 
tous  les  pays  du  globe  :  le  sang  de  la  co- 
lonne de  Fontenoy,  le  sang  des  braves 
montagnards  massacrés  à  Culloden  !  Son 


FRANCE,  PRUSSE,  AUTRICHE         141 

crime  accabla  des  maux  les  plus  affreux  des 
contrées  où  le  nom  de  la  Prusse  était  com- 
plètement inconnu.  Pour  qu'il  pût  piller 
un  voisin  qu'il  avait  juré  de  défendre,  des 
nègres  se  battirent  entre  eux  sur  la  côte  de 
Coromandel,  et  des  Peaux-Rouges  se  scal- 
pèrent sur  les  grands  lacs  de  l'Amérique  du 
Nord.  »  Ainsi  nous  aurons  vu  en  1914  les 
Japonais  entrer  en  ligne  sur  la  terre  chi- 
noise et  des  peuplades  noires  s'entr'égorger 
au  cœur  de  l'Afrique. 

Les  mauvais  résultats  de  la  première 
guerre  de  sept  ans  ne  manquèrent  pas  de 
frapper  les  esprits  politiques.  11  était  clair 
que  la  France  avait  fait  fausse  route,  tra- 
vaillé contre  elle-même  pour  la  grandeur 
de  la  Prusse  et,  littéralement,  pour  le  roi 
de  Prusse.  Frédéric  avait  exploité  l'al- 
liance française.  11  nous  avait  indignement 
trompés  en  se  rapprochant  de  l'Angleterre. 
Sa  jeune  puissance  grandissait,  montrait 
qu'elle  avait  les  dents  longues.  Et  puis, 
l'ascendant  pris  par  Frédéric  devenait  dan- 


14^  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

gereux.  Il  apparaissait  comme  un  fédéra- 
teur possible  des  AUemagnes,  tandis  que 
la  maison  d'Autriche  venait  de  prouver 
encore  que  sa  vitalité  décroissait  et  qu'elle 
ne  pouvait  plus  prétendre  à  la  suprématie 
dans  les  pays  germaniques.  Déjà, d'ailleurs, 
la  question  d'Orient  se  posait  à  elle,  de 
nouveaux  intérêts  la  détournaient  de  l'Alle- 
magne, déplaçaient  son  centre  de  gravité. 
C'est  dans  ces  conditions,  et  la  fâcheuse 
expérience  de  l'amitié  prussienne  ayant  été 
faite,  que  mûrit,  au  gouvernement  de 
Louis  XV, l'idée  du  célèbre  «  renversement 
des  alliances  »,  tel  que  Louis  XIV  dans 
les  instructions  au  comte  du  Luc,  ou  le 
marquis  de  Beauveau,  dans  son  rapport  de 
Berlin,  en  avaient  déjà  conçu  l'opportu- 
nité. 


L'école  historique  contemporaine  a  fait 
justice  d'un  certain  nombre  de  légendes 


FRANCE,     PRUSSE,    AUTICIIE  143 

propagées  par  les  historiens  romantiques. 
Albert  Sorel,en  particulier,  a  établi  ce  que 
Michelet  avait  nié  avec  passion  :  à  savoir 
que  le  système,  inauguré  en  1756,  d'une 
entente  avec  l'Autriche,  fut  le  fruit  d'une 
idée  politique  mûrement  pesée.  Lorsqu'un 
journaliste  ou  un  orateur,  développant  une 
critique  de  l'ancien  régime,  évoque 
Louis  XV  et  le  renversement  des  alliances, 
il  dotine  immédiatement  la  mesure  de  son 
information.  Le  même  d'ailleurs  ne  man- 
quera pas,  dans  une  autre  circonstance,  de 
vanter  l'œuvre  de  Sorel,  car  il  n'y  a  pas 
de  commune  mesure  entre  la  renommée 
d'un  auteur  et  la  diffusion  de  ses  idées. 
L'homme  est  ainsi  fait  qu'il  renonce  avec 
peine  à  des  arguments  polémiques  dont  il 
a  l'habitude  et  dont  il  sait  qu'ils  trouveront 
toujours  un  écho  dans  le  public.  Si  les  mots 
mystérieux  de  «  renversement  des  al- 
liances »  s'associent  pour  les  esprits  à  demi 
cultivés  à  l'idée  des  «  fautes  de  la  monar- 
chie », c'est  le  prolongement  d'impressions 


144  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

très  anciennes,  de  souvenirs  confus,  c'est 
la  suggestion  héréditaire  de  disputes, 
vieilles  d'un  siècle  et  demi,  entre  Français. 
L'étude  des  mouvements  de  l'opinion  pu- 
blique au  xYiif  siècle  montre  avec  une 
éblouissante  clarté  que  le  désaccord  qui 
s'esquissait  en  1740,  qui  se  précisa  en  1756, 
sur  la  direction  qu'il  convenait  de  donner 
à  la  politique  de  la  France  au  dehors,  a  été 
l'origine  certaine  de  la  séparation  qui  de- 
vait se  produire  quelques  années  plus  tard 
entre  le  peuple  et  les  Bourbons.  On  a  cher- 
ché souvent  la  cause  profonde  de  ce  divorce 
entre  une  dynastie  et  une  nation  qui,  pen- 
dant huit  siècles,  avaient  été  intimement 
unies,  au  point  que  c'était  toujours  dans 
l'élément  populaire  que  les  Capétiens 
avaient  trouvé  leur  appui,  tandis  que  les 
plus  graves  difficultés  leur  étaient  venues 
des  grands.  Eh  !  bien,  du  «  renversement 
des  alliances  »  date  l'origine  la  plus  cer- 
taine de  la  Révolution,  qui  devait  aller  jus- 
qu'au régicide  après  avoir  commencé  par 


FRAKCE,  PRUSSE,  AUTRICHE        145 

le  simple  désir  de  réformes  dans  la  législa- 
tion, l'économie  rurale,  les  finances  et  l'ad- 
ministration. C'est  sur  une  question  d'in- 
térêt national  où,  comme  la  suite  des 
choses  l'a  prouvé,  la  monarchie  avait  rai- 
son, que  naquit  un  malentendu  destiné  à 
s'aggraver  jusqu'à  la  rupture. 

Aussi  longtemps  que  la  publication  des 
documents  authentiques  n'a  pas  fait  la 
lumière,  le  renversement  des  alliances  a 
eu  sa  légende.  Très  longtemps,  il  a  passé 
pour  certain  que  toute  espèce  de  réflexion 
et  de  calcul  politique  avaient  manqué  à  ce 
changement  de  front,  à  ce  rapprochement 
avec  la  cour  de  Vienne.  Seuls,  le  caprice, 
la  vanité  y  avaient  eu  part.  Une  favorite, 
un  abbé  de  cour,  avaient  été  les  jouets  de 
la  diplomatie  autrichienne.  Bernis  était  en- 
tré dans  l'intrigue  de  la  marquise  de  Pom- 
padour,  flattée  d'être  appelée  «  chère  amie  » 
par  une  lettre  de  l'Impératrice  (légende, 
l'histoire  l'a  reconnu,  accréditée  par  Fré- 
déric II  en  personne).  Une  diplomatie  de 

10 


146  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

boudoir  avait  jeté  la  France  dans  cette 
aventure,  compromis  nos  intérêts,  altéré 
notre  système  politique,  livré  à  la  discré- 
tion de  l'Autriche  nos  vieux  alliés,  nos  véri- 
tables amis  (  les  Prussiens).  Bien  plus,  cette 
trahison  s'était  accomplie  en  vertu  de  la 
solidarité  détestable  des  puissances  de 
cléricalisme  et  de  réaction.  Contre  Frédéric, 
champion  de  la  Réforme,  et  par  consé- 
quent du  libéralisme  et  des  lumières,  le 
fanatisme  s'était  ligué.  Le  XV^  tome  de 
r Histoire  de  France  de  Michelet  développe 
ce  thème  avec  rage.  Que  ce  livre  est  d'une 
curieuse  lecture,  aujourd'hui  que  le  point 
de  vue  libéral  est  retourné  I  Les  Hohen- 
zollern,  le  militarisme  prussien  sont  exal- 
tés dans  Michelet  comme  les  ouvriers  de 
l'âge  moderne.  Micheletne  vante  pas  seule- 
ment «  le  grand  roi  de  Prusse  »,  «  vérita- 
blement grand  » .  11  célèbre,  —  que  ces  mots 
sonnent  ironiquement  à  l'heure  où  nous 
voici,  —  les  «  résultats  moraux,  immen- 


FRANCE,  PRUSSE,  AUTRICHE         147 

ses  »  de  son  règne.  Frédéric  a  été  le  créa- 
teur de  l'Allemagne,  le  Siegfried  qui  a  ré- 
veillé cette  Brunhilde  :  et  l'Allemagne 
idéaliste,  vertueuse,  dont  la  renaissance 
comme  nation  devait  être  un  des  instru- 
ments du  progrès,  une  promesse  de  régé- 
nération pour  l'humanité,  était  le  fétiche  de 
Michelet.  Ce  n'est  pas  l'apologie  du  seul 
roi  de  Prusse,  mais  du  génie  germanique 
dont  il  est  l'incarnation  supérieure.  «  Les 
Autrichiens,  eux-mêmes,  regrettant  de 
lui  faire  la  guerre,  dans  le  Prussien  res- 
sentirent l'Allemand.  L'admiration  d'un 
homme  rouvrit  la  source  vive  de  la  frater- 
nité. Le  culte  du  héros  leur  refit  la  Germa- 
nia.  »  Sans  doute,  Frédéric  a  été  un  con- 
quérant, qui  a  mis  la  force  brutale  à  son 
service.  Mais  «  on  sent  en  lui  une  chose 
très  belle,  c'est  que,  ses  faits  de  guerre,  il 
les  a  vus  d'en  haut  ».  On  a  voulu  noircir 
la  mémoire  de  Frédéric,  exploiter  contre 
lui  son  cynisme.  En  vérité  «  il  n'a  qu'une 


148  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

tache,  sa  participation  au  partage  de  la 
Pologne».  Encore  les  Jésuites  en  sont-ils, 
pour  Michelet,  les  vrais  inspirateurs. 

En  face  de  ce  héros  de  la  loyauté  ger- 
manique, qu'est-ce  que  Michelet  montre 
en  action  à  la  cour  de  Vienne  ?  Cela  aussi 
est  bien  curieux,  quand  on  le  relit  en  1915, 
au  bruit  des  malédictions  dont  la  perfidie 
prussienne  est  couverte.  Pour  Michelet, 
pour  l'histoire  telle  qu'on  Ta  écrite  jus- 
qu'en 1870,  ce  sont  les  sycophantes  slaves 
qui  se  sont  ligués  avec  Tartufe  contre  le 
loyal  Hohenzollern.  Kaunitz,  le  ministre  de 
Marie-Thérèse,  l'auteur  de  la  coalition 
franco-austro-russe  qui  faillit  anéantir  la 
Prusse,  Kaunitz  reçoit  cette  injure,  —  su- 
prême au  temps  où  écrivait  Michelet  —  : 
c'est  un  slave,  un  slave  hypocrite,  «  un  slave 
à  masque  d'Allemand  ».  Parlez-nous  d'un 
loyal  Germain  comme  Frédéric  ! 

Le  roman  historique  de  Michelet  est  un 
scandale  pour  l'intelligence  quand  on  le 


I 


FRANCE,    PRUSSE,    AUTRICHE  149 

confronte  aux  résultats  que  la  grandeur  de 
la  Prusse  a  portés  pour  la  France,  l'Europe 
et  la  civilisation.  C'est  l'opprobre  de  la 
science  et  de  la  critique  quand  on  le  com- 
pare aux  délibérations  soigneuses,  à  l'exa- 
men des  inconvénients  et  des  avantages  de 
l'opération,  examen  dont  le  renversement 
des  alliances  fut  précédé.  En  toute  lucidité, 
se  référant  aux  expériences  successives  et 
malheureuses  qu'il  venait  de  faire  avec  le 
roi  de  Prusse,  le  gouvernement  royal  se 
décidait  à  adopter  un  nouveau  système,  non 
pas  pour  changer  la  politique  de  la  France 
en  Allemagne,  toujours  fondée  sur  les  trai- 
tés de  Westphalie  (  «  qui  assurent  à  la 
France,  tant  qu'elle  saura  se  conduire,  la 
législation  de  l'Allemagne»,  disait  Bernis), 
mais  pour  adapter  cette  politique  à  des  cir- 
constances nouvelles  et  à  de  nouveaux  be- 
soins. Albert  Sorel  a  bien  remarqué  que 
cette  idée  n'avait  pas  surgi  d'un  j  our  à  l'autre 
dans  quelques  cerveaux.  Un  travail  prépara- 
toire l'avait  mûrie.  Qu'on  est  loin  d'un  coup 


150  HISTOIRE  DE   DEUX    PEUPLES 

de  tête  et  d'une  fantaisie  1  En  1737,  en 
1749,  en  1750,  en  1752,  les  instructions  de 
nos  ambassadeurs  en  Autriche  témoignent 
des  réflexions  du  pouvoir.  En  1750,  l'ins- 
truction du  marquis  d'Hautefort  dit  avec 
netteté  que  «  le  roi  n'est  nullement  afl*ecté 
des  anciennes  défiances,qui,  depuis  le  règne 
de  Charles-Quint,  avaient  fait  regarder  la 
maison  d'Autriche  comme  une  rivale  dan- 
gereuse et  implacable  de  la  maison  de 
France  ;  l'inimitié  entre  ces  deux  princi- 
pales puissances  ne  doit  plusêtreuneraison 
d'Etat  ».  L'instruction  que  Bernis  rédige 
sept  ans  plus  tard  pour  l'ambassadeur 
du  roi  à  Vienne  expose  l'ensemble  des 
raisons  par  lesquelles  le  roi  s'est  décidé  à 
franchir  le  pas  et  à  se  rapprocher  de  la  cour 
de  Vienne.  C'est  tout  un  mémoire  d'un  sé- 
rieux et  d'une  profondeur  de  vues  sans  dé- 
faillances. L'homme  qui  était  chargé  de 
remplir  cette  mission  était  d'ailleurs  un 
des  mieux  doués,  un  des  plus  capables  de 
son  temps  :  ce  n'était  pas  un  autre  que 


FRANGÉ,  PRUSSE,  AUTRICHE         (51 

Choiseul.  Les  points  principaux  de  l'ins- 
truction qu'il  emportait  étaient  les  suivants  : 

«  En  s'unissant  étroitement  à  la  cour  de 
Vienne,  on  peut  dire  que  le  Roi  a  changé  le  sys- 
tème politique  de  l'Europe  ;  mais  on  aurait  tort 
de  penser  qu'il  eût  altéré  le  système  politique 
de  la  France.  L'objet  politique  de  cette  couronne 
a  été  et  sera  toujours  déjouer  en  Europe  le  rôle 
supérieur  qui  convient  à  son  ancienneté,  à  sa 
dignité  et  à  sa  grandeur  ;  d'abaisser  toute  puis- 
sance qui  tenterait  de  s'élever  au-dessus  de  la 
sienne,  soit  en  voulant  usurper  ses  possessions, 
soit  en  s'arrogeant  une  injuste  prééminence,  soit 
enfin  en  cherchant  à  lui  enlever  son  influence  et 
son  crédit  dans  les  affaires'générales.  » 

Suit  un  historique  des  conflits  de  la  mai- 
son de  France  avec  la  maison  d'Autriche 
depuis  Charles-Quint.  «Le  Roi  a  suivi  jus- 
qu'en 1755  les  maximes  de  ces  prédéces- 
seurs. »  De  toutes  parts^  en  Allemagne, 
en  Espagne,  en  Italie,  les  Habsbourg  ont 
été  battus  et  refoulés.  La  France  a  grandi 


152  HISTOIRE   DE    DEUX    PEUPLES 

sur  leurs  ruines.  Louis  XV  a  encore  accru 
le  royaume  du  duché  de  Lorraine  et  de 
Bar,  l'Alsace  et  la  Flandre  française  ont 
été  mises  en  sûreté  par  la  démolition  de 
Fribourg  et  des  principales  forteresses  de 
la  Flandre  autrichienne.  Mais  que  s'est-il 
produit  en  ces  derniers  temps  ?  Ici,  l'ias- 
truction  devient  lumineuse  et  presque  pro- 
phétique. On  croirait  qu'elle  a  été  faite 
pour  détourner  Napoléon  111  de  travailler 
au  bien  du  Piémont  et  de  la  Prusse. 

«  Pour  opérer  de  si  grandes  choses,  Sa  Majesté 
se  servit  en  1733  du  roi  de  Sardaigne  et  en  1741 
du  roi  de  Prusse,  comme  le  cardinal  de  Riche- 
lieu s'était  servi  autrefois  de  la  couronne  de 
Suède  et  de  plusieurs  princes  de  l'Empire,  avec 
cette  différence  cependant  que  les  Suédois,  payés 
assez  faiblement  par  la  France,  lui  sont  demeu- 
rés fidèles,  et  qu'en  rendant  trop  puissants  les 
rois  de  Sardaigne  et  de  Prusse,  nous  n'avons 
fait  de  ces  deux  princes  que  des  ingrats  et  des 
rivaux,  grande  et  importante  leçon  qui  doit  nous 
avertir  pour  toujours  de  gouverner  Fun  et  Tautre 


FRANCE,    PRUSSE,    AUTRICHE  153 

monarque  plutôt  par  la  crainte  et  Tespérance  que 
par  des  augmentations  de  territoire  ^  Il  nous 
importe  de  même  de  conserver  les  princes  de 
l'Empire  dans  notre  système  plutôt  par  des 
secours  de  protection  que  par  des  subsides  ;  en 
général,  il  faudrait  que  les  uns  et  les  autres 
dépendissent  de  nous  par  leurs  besoins,  mais  il 
sera  toujours  bien  dangereux  de  faire  dépendre 
notre  système  de  leur  reconnaissance.   » 

Le  roi  de  Prusse  avait  trahi  notre  con- 
fiance :  ce  n'était  pas  non  plus  sur  la  gra- 
titude ni  sur  la  fidélité  de  l'Autriche  que 

1.  On  remarque  avec  intérêt  que,  sur  ce  point,  le  cardinal 
de  Bernis  se  rencontre  avec  Montesquieu.  Dans  ses  MéHnges 
inédits,  publiés  de  nos  jours,  on  voit  que  Montesquieu,  en 
1748,  s'alarmait  de  la  croissance  de  la  Prusse  et  jugeait  que 
c'était  une  démence  de  la  favoriser  plus  longtemps.  Quant 
à  la  Sardaigne,  il  n'était  pas  moins  catégorique.  «  Encore  un 
coup  de  collier,  disait-il  du  duc  de  Savoie  ;  nous  le  ren- 
drons maître  de  l'Italie  et  il  sera  notre  égal.  »  Ce  que  Mon- 
tesquieu n'avait  pas  prévu,  c'est  qu'il  était  lui-même  des- 
tiné à  servir  une  grande  Prusse  et  une  grande  Italie,  en 
ouvrant  la  voie,  par  sa  philosophie  politique,  aux  révolu- 
tions et  aux  constitutions  qui  devaient  laisser  la  France 
du  XIX»  siècle  si  démunie  contre  ses  rivaux. 


lo4  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

l'on  comptait,  mais  sur  l'intérêt  commun 
des  deux  États.  Il  était  recommandé  à 
Ghoiseul  de  «  saisir  le  milieu  qu'il  y  a 
entre  une  bonne  foi  aveugle  et  d'injustes 
ombrages  ».  Enfin  l'instruction  se  fermait 
sur  de  sages  'paroles  :  l'alliance  nouvelle 
est  comme  tous  les  ouvrages  humains.  Elle 
a  ses  défauts.  Elle«  embrasse  trop  d'objets 
pour  n'avoir  aucun  danger  ».  Aussi  faut-il 
en  surveiller  la  marche,  sans  toutefois  se 
laisser  dominer  par  l'idée  des  inconvénients 
et  des  périls.  «  Il  faut  tout  prévoir  et  ne 
pas  tout  craindre.  »  Ainsi  l'alliance  autri- 
chienne était  réduite  aux  justes  proportions 
d'une  affaire  que  l'opportunité  conseillait 
et  où  la  France  devait  trouver  son  compte. 
C'est  un  bien  singulier  phénomène 
qu'une  opération  diplomatique  conçue  et 
exécutée  par  des  esprits  aussi  calculateurs 
et  aussi  froids  ait  pris  dans  l'imagination 
populaire  le  caractère  d'une  conjuration 
entre  les  ténébreuses  puissances  du  fana- 
tisme, de  la  corruption  et  de  l'immoralité. 


FRANCE,    PriUSSE,    AUTRICITE  155 

Plusieurs  causes  ont  contribué  à  ce  résul- 
tat. La  première  de  ces  causes  c'est  que 
les  foules  n'aiment  pas  les  idées  neuves. 
Elles  préfèrent  les  routes  toutes  tracées. 
Elles  sont  pour  la  tradition,  celle  qui  s'im- 
pose par  la  force  de  l'habitude,  au  hasard, 
que  cette  tradition  soit  bienfaisante  ou  non, 
ou  qu'elle  ait  cessé  de  l'être.  La  monarchie 
française,  en  adaptant  son  système  de  poli- 
tique extérieure  à  des  conditions  nouvelles, 
se  montrait  manœuvrière  et  novatrice.  Le 
grand  public  ne  la  suivit  pas,  resta  pares- 
seusement dans  l'ornière,  attaché  à  un 
passé  mort.  Peut-être  eût-il  fini  par  com- 
prendre et  par  suivre  le  pouvoir  si  les  con- 
ducteurs de  l'opinion  (c'étaient  les  «  philo- 
sophes »),  avaient  été  capables  de  l'éclairer. 
Mais  ils  se  trouvaient  engagés  dans  la 
même  erreur  par  leurs  idées,  par  l'amouf- 
propre  et  par  la  position  qu'ils  avaient 
adoptée.  Fut-ce  rencontre  ou  calcul  ?  Il  se 
trouva  que  le  Hohenzollern,  dont  la  poli- 
tique tendait  à  la  destruction  du  système 


156  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

européen  établi  par  le  xvii^  siècle,  fut  un  ami 
et  un  protecteur  pour  les  adeptes  d'idées  qui 
elles-mêmes  tendaient  à  renverser  l'ordre 
de  choses  existant.  L'ambition  des   rois 
de  Prusse  ne  pouvait  être  satisfaite  qu'au 
prix  d'un   bouleversement  total  de  l'Eu- 
rope. L'alliance  de  leur  politique  avec  le 
mouvement  philosophique   d'où  la  Révo- 
lution devait  sortir  s'explique  par  là.  Dès 
qu'un  calculateur  aussi  pénétrant  que  Fré- 
déric eut  compris  les  avantages  que  com- 
portaient pour  lui  les  sympathies  du  libé- 
ralisme français,  il  les  cultiva  assidûment 
par  des    avances,    des    flatteries,   où    les 
arguments    trébuchants    et    sonnants   ne 
manquaient  pas  de  renforcer  la  doctrine. 
En  outre  protestants,  grand  titre   auprès 
des  adversaires  de  l'Eglise,  les  Hohenzol- 
lern  devinrent  ainsi  les  champions  du  libé- 
ralisme européen.  C'est  plus  qu'une  grande 
ironie,  c'est  le  scandale  de  notre  histoire 
que  le  militarisme  et  l'absolutisme  prus- 
siens aient  été  adulés  en  France  pendant 


FRANCE,    PRUSSE,    AUTRICHE  157 

cent  cinquante  années  comme  l'organe  et 
l'expression  de  la  liberté  et  des  «  idées 
modernes  »  avant  d'être  proposés  à  l'hor- 
reur et  à  l'exécration  du  monde  civilisé  au 
nom  des  mêmes  idées. 

Ce  culte  insensé  de  la  Prusse  grandit 
encore  quand  les  principes  un  peu  secs  de 
l'Encyclopédie  se  furent  mouillés  de  ceux 
de  Rousseau.  L'idée  du  droit  naturel  pré- 
sentait les  constructions  de  la  politique,  les 
modestes  abris  de  la  diplomatie  comme 
autant  d'entraves  monstrueuses  à  la  sou- 
veraine bonté  de  l'homme  tel  qu'il  vient  au 
monde,  encore  pur  des  corruptions  de  la 
société.  C'étaient  les  traités,  les  combinai- 
sons, les  inventions  des  rois  et  des  aristo- 
crates qui  entretenaient  les  conflits,  engen- 
draient les  guerres  détestables  :  ainsi  par- 
laient le  Contrai  social  et  la  doctrine  rous- 
sienne,  dont  Voltaire  disait  qu'elle  donnait 
envie  de  marcher  à  quatre  pattes.  Ou'oa 
laissât  faire  les  peuples,  les  races  se  former 
en  nations  dans  les  limites  fixées  par  la 


158  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

nature,  et  l'humanité  connaîtrait  enfin  la 
paix.  Frédéric  qui  avait  bénéficié  de  la  vogue 
de  l'Encyclopédie  comme  champion  des 
lumières,  bénéficia  de  la  vogue  du  Contrat 
social  comme  champion  du  germanisme. 
Des  contemporains,  des  disciples  de  Rous- 
seau, Raynal,  Mably,  dont  les  livres  eurent 
un  succès  immense  (Napoléon  P»"  devait 
s'en  nourrir)  répandirent  le  principe  qui 
allait  devenir  fameux  sous  le  nom  de  prin- 
cipe des  nationalités.  Dès  lors,  en  France 
et  hors  de  France,  la  cause  du  libéralisme 
et  de  la  révolution  et  la  cause  des  Hohen- 
zoUern  étaient  liées.  Et  ainsi  les  philoso- 
phes flattaient  la  passion  misonéiste  et  la 
simplicité  de  la  foule.  Ils  paraissaient 
«  avancés  »,  ils  figuraient  le  progrès  en  face 
des  forces  réactionnaires  (Bourbons,  Habs- 
bourg) alors  qu'en  servant  la  cause  de  la 
Prusse  leur  pensée  enfantine  et  sommaire 
préparait  un  retour  de  la  barbarie  et  mé- 
nageait à  la  civilisation  et  aux  générations 
à  naître  les  plus  sombres  destinées. 


FRANCE,    PRUSSE.   AUTRICHE  159 

Le  fait  que  les  écrivains  émancipateurs 
du  xviii^  siècle,  en  dépit  de  leurs  préten- 
tions à  représenter  les  «  lumières  »,  n'ont 
pas  vu,  ont  refusé  devoir  le  péril  prussien, 
est  écrasant  pour  leur  philosophie  poli- 
tique. Non  seulement  de  pareils  esprits  de- 
vaient exposer  la  France  à  des  catastrophes 
le  jour  oii  ils  en  auraient  le  gouverne- 
ment. Mais  leur  erreur  même  prouvait  leur 
inaptitude  à  comprendre  la  marche  des 
choses  et  à  servir  le  progrès  dont  ils 
s'étaient  réclamés.  En  se  retournant  con- 
tre la  Prusse  et  en  se  rapprochant  de  l'Au- 
triche, la  monarchie  française  avait  repré- 
senté qu'il  importait  de  «  s'élever  au-dessus 
d'un  préjugé  de  trois  siècles  ».  Les  phi- 
losophes n'ont  eu  ni  la  vigueur  ni  la  li- 
berté intellectuelles  nécessaires  pour  reje- 
ter le  poids  de  ce  préjugé.  Ils  ont  montré 
la  servitude  de  leur  pensée,  leur  goût  de  la 
routine.  Ils  ont  été  au  niveau  de  la  foule 
ignorante  et  sans  critique.  Et  c'est  cette 
foule  qui  devait  expier  plus  tard  ce  péché 


160  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

contre  l'esprit.  Les  Français  du  xviii''  siècle, 
qui  méprisaient  l'œuvre  de  nos  rois  et  de 
nos  ministres,  qui  reconstruisaient  le 
monde  sur  des  «  nuées  »,  n'ont  pas  assez 
apprécié  le  bienfait  de  vivre  en  un  temps 
tel  que  le  leur,  ils  n'ont  pas  connu  le  ser- 
vice obligatoire  et  universel.  Ils  n'ont  pas 
su  ce  que  c'était  que  l'invasion.  A  tous  les 
points  de  vue,  lettres,  arts  ou  commerce,  ils 
ont  même  profité,  dans  «  l'Europe  fran- 
çaise »,  du  prestige  politique,  de  l'ascen- 
dant conquis  par  les  travaux  de  la  royauté. 
Et  c'étaient  eux  qui  se  plaignaient  !  Nous 
aimerions  les  voir  dans  l'Europe  de  fer  et 
de  sang  qu'ils  nous  ont  léguée  !... 


La  coalition  de  la  France,  de  l'Autriche 
et  de  la  Russie,  celle  dont  la  crainte  devait 
donner  plus  tard  des  a  cauchemars  »  à 
Bismarck,  était  si  bien  conçue  qu'elle  fail- 
lit causer  la  destruction  complète  de  la 


FRANCE,  PRUSSE,  AUTRICHE        161 

puissance  prussienne.  Sans  la  mort  de  l'im- 
pératrice Elisabeth,  qui  changea  le  cours 
de  la  politique  russe,  Frédéric  II  succom- 
bait. Par  la  paix  qu'il  signa  en  1763  à  Hu- 
bertsbourg,  il  montra  qu'il  avait  échoué  à 
prendre  dans  l'Empire  la  place  qu'il  con- 
voitait. Mais  il  conservait  la  Silésie  comme 
nous  conservions  toutes  nos  positions  con- 
tinentales :  la  seconde  guerre  de  Sept  ans, 
à  ce  point  de  vue,  n'avait  eu  aucun  résul- 
tat, ne  procurait  à  la  France  aucun  avantage 
matériel.  C'est  de  nos  jours  seulement 
qu'on  a  pu  se  rendre  compte  qu'en  arrêtant 
les  progrès  de  Frédéric  II  en  Allemagne, 
en  interdisant  aux  HohenzoUern  de  mettre 
la  main  sur  l'Empire,  cette  guerre  n'avait 
pas  été  tout  à  fait  stérile.  Mais  elle  avait 
été  profondément  impopulaire.  Tandis  que 
la  France  était  en  lutte  contre  le  roi  de 
Prusse,  l'opinion  publique  était  prusso- 
phile.  A  Paris,  on  faisait  tout  haut  des 
vœux  pour  Frédéric,  on  se  réjouissait  de 
ses  succès.  Dans  l'armée  elle-même,  plus 

11 


102  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

d'un  officier,  iiaïssant  l'allié  autrichien,  ne 
cachait  pas  ses  sympathies  pour  l'adver- 
saire :  c'était  le  cas  d'un  futur  ministre  de 
la  Révolution,  Dumouriez.  Et  puis,  la 
guerre  maritime  avec  l'Angleterre,  qui 
s'était  développée  parallèlement  à  la  guerre 
continentale,  s'était  terminée  par  un  dé- 
sastre. L'opinion,  en  réalité,  s'intéres- 
sait peu  aux  colonies,  témoin  le  mot  fa- 
meux de  Voltaire  sur  les  «  arpents  de 
neige  »  du  Canada.  Le  traité  de  Paris  fut 
pourtant  ressenti  avec  vivacité.  On  en  fit 
retomber  la  responsabilité  sur  la  politique 
autrichienne.  La  nouvelle  alliance  était 
cause  de  tout  le  mal,  ceux  qui  l'avaient  si- 
gnée étaient  coupables  de  trahison.  Cette 
idée,  si  neuve,  que  le  roi,  héritier  de  ceux 
qui  avaient  fait  la  France,  avec  qui  la  France 
n'avait  formé  jusque-là  qu'un  corps  et  une 
âme,  pût  devenir  suspect  de  trahison,  cette 
idée  s'élevait  pour  la  première  fois  dans 
les  esprits.  L'échafaud  de  Louis  XVI  et  ce- 
lui  de   <(  l'Autrichienne  »  pouvaient   dès 


FRANCE,    PRUSSE,    AUTRICHE  163 

lors  apparaître  à  d'autres  qu'au  thauma- 
turge Cagliostro. 

Par  l'effet  de  ce  malentendu  qui,  avec 
l'aide  du  temps,  était  destiné  à  croître,  la 
tâche  du  gouvernement  devint  singulière- 
ment lourde.  Les  complications,  les  obs- 
curités dont  s'entoure  la  politique  exté- 
rieure de  Louis  XV  dans  la  dernière  partie 
de  son  règne,  naissent  de  la  difficulté  que 
le  roi  éprouve  à  manœuvrer  au  grand  jour. 
Il  y  a  désormais,  non  seulement  dans  l'opi- 
nion publique,  mais  dans  les  ministères  et 
jusqu'auprès  du  trône,  un  parti,  le  parti 
prussophile,  qui  blâme,  se  moque,  refuse 
son  adhésion,  marchande  son  concours,  qui 
même  peut-être  (la  bonne  intention,  la  cer- 
titude qu'on  a  la  vérité  pour  soi  justifiant 
tout)  ne  verra  pas  de  mal  à  découvrir  au 
bon  ami  de  Berlin  les  projets  du  gouver- 
nement. Ainsi  le  roi  se  trouve  entraîné  à  son 
fameux  «  secret  »  :  c'est  la  conclusion  à 
laquelle  arrive  l'historien  qui  en  étudie  sans 
parti  pris  les  directions  et  le  mécanisme. 


164  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

Mais,  avouée  ou  secrète,  la  politique 
de  la  monarchie  est  désormais  frappée  de 
suspicion.  Quoi  qu'elle  tente,  elle  n'effacera 
plus  l'impression  laissée  par  le  «  renverse- 
ment des  alliances  »,  et  l'année  1756  reste 
la  date  critique  de  notre  histoire  nationale. 
La  politique  étrangère  de  Louis  XVI  et 
de  Vergennes  est  la  plus  honnête,  la  plus 
raisonnable,  la  plus  prévoyante,  la  plus 
nationale  qui  se  puisse  faire.  11  y  avait 
eu,  à  l'origine,  des  exagérations  dans  le 
sens  autrichien;  elle  les  corrige.  Elle  prend 
sur  mer  une  éclatante  revanche  sur  l'An- 
gleterre et  retrouve  une  part  de  nos  colo- 
nies. En  Europe,  tous  les  éléments  capables 
de  troubler  l'équilibre  sont  observés  de 
près.  A  aucun  moment  la  diplomatie  fran- 
çaise ne  s'est  élevée  à  une  conception  plus 
haute  et  plus  nette  du  rôle  que  les  traités 
de  Westphalie  avaient  donné  à  notre  pays. 
D'ailleurs,  une  surveillance  plus  attentive 
que  jamais  est  nécessaire.  Les  problèmes 
continentaux  s'étaient  compliqués  au  milieu 


FRANCE,    PRUSSE,    AUTRICHE  165 

du  xviii^  siècle  des  rivalités  coloniales*. 
Sous  Louis  XVI,  c'est  par  rapport  à  la 
question  d'Orient  qu'il  faut  en  outre  ré- 
soudre les  difficultés  :  Vergennes  a  cette 
grande  intuition  et  pose  les  bases  de  la 
méthode  à  suivre.  Rien  n'y  fait,  le  charme 
est  rompu.  La  France  ne  comprend  pas. 
Sans  le  grand  coup  de  folie  de  la  Révo- 
lution, la  route  de  la  France  était  toute  tra- 
cée :  c'est  ce  qu'un  esprit  comme  celui  de 
Renan  a  entrevu  à  de  certaines  heures, 
avec  le  sentiment  de  l'erreur  commise.  En 
Allemagne,  surtout,  il  suffisait  de  tenir  la 
main  au  respect  de  l'équilibre  et  d'utiliser 
ce  droit  de  «  garantie  »  que  le  traité  de  1648 
réservait  à  la  Couronne  de  France  et  qui 
n'était  ni  aussi  «insuffisamment  défini  »  ni 

1.  A  ce  propos  il  est  bien  curieux  que,  lorsqu'on  parle 
du  Canada  et  de  l'Inde  perdus  par  Louis  XV,  on  ne  parle 
jamais  de  l'Amérique  perdue  par  le  régime  parlementaire 
anglais  à  la  suite  du  concours  que  Louis  XVI  a  prêté  à  la 
révolution  américaine.  Cela  s'appelle  pourtant  une  belle 
réparation  du  traité  de  Paris  et  en  vingt  années  juste  (1763- 
1783). 


166  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

aussi  inefficace  qu'on  l'a  dit,  jusqu'en  1779, 
àTeschen,  l'intervention  de  notre  pays  bri- 
sait net  un  retour  offensif  de  Frédéric  II  en 
Allemagne.  Tout  au  bord  de  la  Révolution, 
les  magistrales  instructions  du  baron  de 
Breteuil,  notre  ambassadeur  à  Vienne,  cel- 
les du  comte  d'Esterno,  plénipotentiaire  à 
Berlin,  manifestent  la  clarté  et  la  solidité 
des  vues  que  la  monarchie  française  je- 
tait sur  les  affaires  allemandes.  L'alliance 
autrichienne,  on  la  tient  dans  le  condition- 
nel  et  le  relatif.   Ce  qui  est,  ce  qui  de- 
meure absolu,  c'est  le  principe  que  nul  ne 
doit  dominer  en  Allemagne  et  que  le  roi 
de  France  reste  le  protecteur  des  libertés 
germaniques.  C'est  sur  cette  base  immua- 
ble qu'a  été  conclue  l'alliance  avec  l'Autri- 
che. Car  il  ne  doit  pas  être  permis  à  l'Au- 
triche, même  alliée,  plus  qu'il  ne  l'est  à  la 
Prusse,  de  rien  faire  qui  tende  à  abolir  ni 
à  ébranler  les  principes  posés  par  le  traité 
de  Westphalie.  Ce  traité  est  éternel  comme 
l'est  aussi  la  garantie  de  la  France,  «  un 


FRANCE,    PRUSSE,    AUTRICHE  167 

des  moyens  les  plus  efficaces  qu'elle  ait  pu 
employer  pour  contenir  l'ambition  et  l'in- 
quiétude des  grandes  puissances  de  l'Alle- 
magne ».  Cette  ambition,  cette  <(  inquié- 
tude »,  —  ainsi  appelait-on  le  délire  des 
Germains,  le  furor  îeutoniciis^  —  ne  con- 
nurent plus  d'obstacleà  partir  du  jour  où, 
par  la  Révolution,  les  barrières  des  traités 
de  Westphalie  furent  abattues. 

C'était  le  travail  de  plusieurs  siècles  qui 
allait  être  gâché.  C'était  une  période  nou- 
velle, une  période  de  régression  qui  s'ou- 
vrait pour  la  France  et  pour  le  monde  eu- 
ropéen. 


CHAPITRE  IV 

LA     RÉVOLUTION      ET     l'eMPIRE     PRÉPARENT 
l'unité   ALLEMANDE 


A  force  de  regarder  la  Révolution  tantôt 
comme  le  principe  suprême  du  bien  et  tan- 
tôt comme  le  principe  suprême  du  mal,  tan- 
tôt comme  une  régénération  complète  delà 
société,  comme  l'avènement  d'une  ère  nou- 
velle dans  l'histoire  des  hommes, et  tantôt,  à 
l'opposé,  comme  une  œuvre  de  l'enfer,  on  a 
fini  par  répandre  l'illusion  que  la  date  de 
1789  avait,  par  le  pouvoir  d'une  baguette 
magique,  marqué  une  séparation  complète 
entre  deux  époques.  On  a  pris  l'habitude  de 
considérer  qu'entre  l'ancien  régime  et  le 
régime  révolutionnaire  il  n'y  avait  pas  eu 
de  communication,  qu'un  brusque  coup  de 


170  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

théâtre  avait  subitement  fait  paraître  des 
idées,  des  situations  et  des  hommes  entiè- 
rement inconnus.  Cette  vision  puérile,  qui 
a  longtemps  dominé  en  France,  a  rendu 
inintelligibles  la  plupart  des  circonstances 
de  la  Révolution  et  le  cours  que  cette  révo- 
lution a  suivi. 

L'histoire  ne  connaît  pas  la  parthénoge- 
nèse, et  la  continuité  est  sa  grande  loi.  Par 
sa  complexité  même,  par  la  masse  des  élé- 
ments qu'elle  meut,  la  politique  est  comme 
lanature:  ellene  procède  pas  par  bonds.  La 
prise  de  la  Bastille,  qui  apparut  dans  la  suite 
comme  un  symbole  et  n'avait  été  que  l'en- 
treprise de  quelques  émeutiers  peu  recom- 
mandables,  n'avait  détourné  ni  Louis  XVI 
d'aller  à  la  chasse  ni  les  Parisiens  d'aller  au 
spectacle  ce  jour-là.  Ellen'avaitpas  davan- 
tage etnpêché  les  événements  de  suivre  leur 
cours  dans  le  reste  du  monde,  ni  fait  table 
raseen  Europe.  Si  l'on  regarde  la  Révolution 
non  plus  en  elle-même,  non  plus  comme 
une  apparition  messianique  ou  comme  un 


LA    RÉVOLUTION    ET    l'ÈMPIRÈ  171 

monstre  de  l'Apocalypse,  mais  dans  ses 
rapports  avec  les  intérêts,  les  tendances, 
les  impulsions,  les  habitudes,  les  positions 
prises,  les  affaires  en  cours  et  les  parties 
engagées  au  milieu  desquelles  elle  est  sur- 
venue, l'événement  se  réduit  à  ses  propor- 
tions justes  et  la  suite  en  est  rendue  expli- 
cable. Sinon  c'est  une  mêlée  furieuse  et 
confuse  dont  l'esprit  perd  le  fil.  11  devient 
alors  plus  court  d'en  juger  les  péripéties 
au  point  de  vue  apologétique  et  moral.  De 
là,  entre  Français, un  nouveau  sujet  de  di- 
visions et  de  querelles,  qui  tombent  d'elles- 
mêmes  dès  que  l'on  a  saisi  les  forces  di- 
verses dont  le  jeu  a  entraîné  si  loin  les 
acteurs  de  la  Révolution. 

Au  moment  oii  Louis  XVI  convoqua  les 
Etats  Généraux,  ily  avait  beaucoup  de  ques- 
tions pendantes  en  Europe  ;  la  plus  naïve 
des  illusions  consiste  à  s'imaginer  que  le 
monde  européen  ait  retenu  son  souffle  en 
regardant  les  merveilles  qui  s'accomplis- 
saient à  Paris.  Affaires  d'Orient,  affaires  de 


172  HISTOIRE   DE    DEUX    PEUPLES 

Pologne,  affaires  des  Pays-Bas  préoccu- 
paient les  gouvernements.  Ils  virent  tout  de 
suite  les  événements  de  France  comme  un 
facteur  nouveau  qui  s'offrait  à  leur  politique 
et  ils  ne  s'en  montrèrent  pas  émus.  En 
effet,  ni  les  révolutions  ni  les  chutes  de 
monarchies  n'étaient  chose  nouvelle  en  Eu- 
rope et  l'étranger  n'avait  pas  de  raison  de 
s'étonner  que  la  France  passât  par  où 
avaient  passé  avant  elle  l'Angleterre,  les 
Pays-Bas, le  Portugal, la  Suède, la  Pologne, 
l'Amérique,  etc.  Les  révolutions  étaient  un 
phénomène  dont  on  s'offusquait  si  peu,  que 
les  monarchies  les  appuyaient  parfois  quand 
elles  ne  les  avaient  pas  fomentées.  Louis XIV 
donnait  la  recette  au  dauphin  lorsqu'il  lui 
enseignait  comment  il  avait  lui-même  sou- 
tenu les  restes  de  la  faction  de  Cromwell, 
fourni  des  subventions  aux  républicains  de 
Hollande  et  soulevé  les  Hongrois  contre 
l'Empereur.  LouisXVI  encore  avait  appuyé 
les  insurgés  américains,  et  l'Angleterre, — 
le  fait  est  acquis  aujourd'hui,  —  ne  man- 


i 


I 


LA    RÉVOLUTION  ET    L^EMPlRE  173 

qua  pas,  en  1789,  de  lui  rendre  la  pareille. 
P  armi  les  gouvernements  étrangers,  les  uns 
accueillirent  donc  lesévénementsdeF'rance 
avec  égalité  d'âme,  les  autres  avec  satisfac- 
tion, au  point  que,  selon  un  mot  de  M .  Wad- 
dington,  le  roi  de  Prusse  «  allait  faire  des 
vœux  pour  la  perpétuité  des  troubles  révolu- 
tionnaires ».  On  lit  encore  dans  le  Manuel 
de  politique  étrangère  de  M.  Emile  Bour- 
geois, qui  condense  sur  beaucoup  de  points 
les  conclusions  définitivement  obtenues  par 
l'école  historique  contemporaine  :  «  Les  po- 
litiques du  xYiif  siècle  ne  se  guidaient  pas 
par  des  raisons  de  sentiments.  A  l'endroit 
de  la  Révolution  française,  ils  n'éprouvaient 
ni  bienveillance,  ni  hostilité  véritable.  Ils 
la  jugeaient  comme  un  fait,  et  d'après  l'opi- 
nion qu'on  se  faisait  dans  leur  monde  et 
parmi  leurs  devanciers  des  faits  du  même 
genre.  Ils  se  rappelaient  l'Angleterre  écar- 
tée pendant  tout  le  xvii*'  siècle  des  affaires 
européennes  par  des  discordes  civiles,  la 
Hollande  asservie  à  sa  voisine  par  la  lutte 


174  HISTOIRE    DE    DEUX   PEUPLES 

desstathouderset  des  États.  »  A  la  nouvelle 
des  événements  de  Paris,  l'idée  qui  se  pré- 
senta à  tout  ce  qui  gouvernait  en  Europe 
fut  que  les  embarras  du  roi  de  France 
étaient  les  bienvenus.  Tel  calcula  qu'il 
aurait  désormais  les  mains  libres  en  Alle- 
magne, cet  autre  en  Pologne,  ce  troisième 
sur  les  mers.  Et  chacun  se  mit  en  mesure 
d'adapter  sa  politique  à  la  crise  intérieure 
de  France. 

Mais,  d'autre  part,  dans  la  France  elle- 
même,  la  vie  continuait.  Pas  plus  à  ce  mo- 
ment qu'à  un  autre  on  ne  vit  des  hommes 
entièrement  nouveaux  prendre  la  place  des 
anciens  occupants  :  Thiers  a  remarqué,  en 
racontant  les  péripéties  de  la  restauration 
monarchique  de  1814,  que  ces  événements 
s'étaient  déroulés  devant  la  même  toile  de 
fond  quel'Empire,  le  Consulat, le  Directoire 
et  la  Terreur.  Par  l'effet  naturel  de  la  len- 
teur avec  laquelle  les  générations  se  suc- 
cèdent les  unes  aux  autres,  par  la  grada- 
tion insensible  des  âges,  on  voit  à  toutes 


LA    RÉVOLUTIOiN    ET   l'eMPIRB  175 

les  époques  des  vieillards  et  des  hommes 
mûrs  collaborer  avec  de  plus  jeunes  hom- 
mes, et,  par  l'influence  que  donnent  l'ex- 
périence des  affaires  et  l'autorité  acquise, 
les  idées  et  les  sentiments  de  la  période 
antérieure  s'imposent  encore  après  que 
les  institutions  et  les  mœurs  semblent 
avoir  subi  une  transformation  complète. 
Pour  comprendre  la  politique  de  la  Révo- 
lution, il  faut  tenir  avant  tout  le  plus  grand 
compte  de  ce  fait  que  les  hommes  auxquels 
elle  dut  sa  direction  initiale  et  le  coup  de 
barre  qui  allait  marquer  sa  route  pour  vingt- 
cinq  ans,  apportaient  des  idées  et  des  pré- 
jugés formés  sous  l'ancien  régime.  Ces 
Français  étaient  directement  sous  l'in- 
fluence de  l'opinion  qui  avait  régné  une 
vingtaine  d'années  plus  tôt.  Ils  représen- 
taient le  mécontentement  qui  s'était  mani- 
festé à  la  fm  du  règne  de  Louis  XV,  et  c'est 
à  ce  mécontentement-là  qu'ils  devaient 
avoir  tendance  naturelle  à  obéir.  Des  deux 
hommes  qui,  en  1792,  ont  engagé  la  Révo- 


17G  HISTOIRE   DE    DEUX    PEUPLES 

lution  et  la  France  dans  une  voie  si  fatale, 
l'un,  Dumouriez,  avait  à  cette  date  cin- 
quante-trois ans,  l'autre,  Brissot,  en  avait 
trente-huit. Tous  deux  étaient  nés  au  monde 
intellectuel  au  moment  oii,  comme  nous 
l'avons  vu,  la  France  était  entrée  en  désac- 
cord avec  la  monarchie  au  sujet  des  al- 
liances. Avec  tout  l'ensemble  du  grand 
public,  ils  s'étaient  nourris  de  la  passion 
anti-autrichienne  et  prussophile.  Arrivés 
au  pouvoir,  c'est  cette  passion,  la  grande 
passion  de  leur  âge  ardent,  celui  où  se  for- 
ment toutes  les  idées  de  l'âge  mûr,  qu'ils 
eurent  à  cœur  de  satisfaire. 

C'est  en  ce  sens  qu'il  faut  entendre  le 
«  principe  de  continuité  »  dont  Albert  So- 
rel,  dans  le  grand  ouvrage  historique  qui  a 
fait  sa  réputation,  a  établi  qu'il  était  la  loi  et 
le  principe  directeur  de  la  Révolution  fran- 
çaise. A  la  vérité,  la  Révolution,  dans  son 
œuvre  européenne,  n'a  pas  continué  l'an- 
cien régime  :  elle  a  prétendu  le  continuer 
en  le  corrigeant.  Elle  a  voulu,  par  le  plus 


LA  RÉVOLUTION    ET  L^'eMPIRE  177 

curieux  des  phénomènes,  revenir  aux  pures 
traditions  de  la  politique  française,  alté- 
rées par  les  deux  derniers  rois  depuis  le 
renversement  des  alliances.  En  ce  sens,  la 
Révolution  a  été  réactionnaire.  A  quel  point 
la  date  de  1756  en  domine  le  cours,  c'est 
ce  qui  apparaît  nettement  par  le  texte  fa- 
meux où  le  Comité  de  Salut  public  décla- 
rait :  «  Depuis  Henri  IV  jusqu'à  17 56, 
les  Bourbons  nonl  pas  commis  une  seule 
faute  majeure,  »  C'est  en  1756,  par  le  traité 
de  Versailles  et  l'alliance  avec  la  maison 
d'Autriche,  que  la  «  faute  majeure  »  avait 
été  commise.  Cette  «  faute  »,  la  Révolution 
triomphante  prenait  à  tâche  de  la  réparer. 
Il  importe  de  se  représenter  que  la 
France,  en  1792,  était  officiellement  l'alliée 
de  l'Autriche,  aussi  officiellement  qu'elle 
est  aujourd'hui  l'alliée  de  la  Russie.  Mais 
cette  alliance  était  impopulaire.  Elle  était 
attaquée  de  toutes  parts  et  réunissait  contre 
elle  les  forces  de  sentiment.  Bien  entendu, 
des    raisonnements    politiques    ne    man- 

12 


178  HISTOIRE    DE  DEUX  PEUPLES 

qtlaient  pas  de  venir  justifier  les  répugnan- 
ces sentimentales.  Pour  engager  la  guerre 
contre  l'Autriche,  les  Girondins  se  servi- 
rent d'arguments  présenté!^  par  des  hom- 
mes du  métier.  Les  écrits  de  Favier  fixè- 
rent la  doctrine:  et  Favier,  sous  Louis XV, 
avait  appartenu  à  la  diplomatie,  il  avait 
même  fait  partie  dti  personnel  employé  pat 
((  le  secret  du  roi  ».  Une  certaine  connais- 
sance des  choses  européennes,  un  habile 
emploi  dû  langage  diplomatique  confé- 
raient de  l'autorité  à  Favier  lorsqu'il  par- 
lait de  r  «  aberration  de  notre  système  po- 
litique de  1756  »,  lorsqu'il  exposait  que, 
quelles  qu'eussent  été  les  défections  et  les 
déloyautés  de  Frédéric,  un  «  intérêt  com- 
mun »  assemblait  la  France  et  la  Prusse 
contre  les  Habsbourg.  Ce  sont  les  argu- 
ments de  Favier  que  Michelet  reproduit 
purement  et  simplement  dans  son  Histoire 
lorsqu'il  écrit,  après  avoir  raconté  le  ren- 
versement des  alliances,  «  dès  lors  l'Au- 
triche aura  l'Allemagne  ».  Oii  était  l'aber- 


LA   RÉVOLUTION  ET  l'ESIPIRE  179 

ration  véritable,  c'est  ce  que  l'événement  a 
montré,  puisque  l'Allemagne,  après  n'avoir 
été  si  longtemps  à  personne,  a  fini  par  tom- 
ber, en  suite  des  erreurs  de  la  Révolution, 
sous  la  domination  de  la  Prusse. 


L'école  historique  contemporaine,  élevée 
avec  Sorel  à  une  irréprochable  impartia- 
lité, n'a  rien  laissé  subsister  de  la  légende 
d'après  laquelle  les  rois  se  seraient  coali- 
sés contre  la  Révolution  pour  rendre  aux 
Bourbons  leur  autorité.  Par  une  «  au- 
guste comédie  »,  la  coalition  avait  invo- 
qué le  prétexte  de  la  légitimité,  en  se  dé- 
sintéressant complètement  du  sort  de 
Louis  XVI  et  de  Marie-Antoinette  :  on  sait 
que  la  Convention,  malgré  plusieurs  ten- 
tatives, ne  réussit  pas  à  obtenir  l'échange 
de  la  reine.  La  vérité  est  que  la  coalition 
se  servit,  mollement  d'ailleurs,  quand  ce 
ne  fut  pas  maladroitement,  de  l'argument 


180  HISTOIRE  DE  DEUX   PEUPLES 

contre-révolutionnaire,  en  sorte  que  les 
républicains,  après  avoir  proclamé  la 
guerre  aux  tyrans,  ne  tardèrent  pas  à  né- 
gocier avec  eux.  La  règle  des  rois  dans 
leurs  rapports  avec  la  Révolution  fut  celle 
de  «  l'égoïsme  sacré  ».  C'est  la  pensée  que 
traduisait  l'empereur  Léopold,  le  frère  de 
Marie-Antoinette,  lorsqu'il  écrivait  sans 
ambages  :  «  Il  ne  s'agit  pas  de  faire  une 
guerre  à  la  France,  de  prodiguer  notre  or 
et  notre  sang  pour  la  remettre  dans  son 
ancien  état  de  puissance.  » 

La  vérité  est  aussi  que  la  Révolution  a 
cherché  la  guerre.  C'est  elle  qui  l'a  provo- 
quée. C'est  de  propos  délibéré  que  l'Assem- 
blée législative  a  déclaré  la  guerre  à  l'Au- 
triche. Jean  Jaurès,  dans  son  Histoire 
socialiste^  a  insisté  sur  la  responsabilité  de 
Brissot  et  des  Girondins  et  les  a  couverts 
de  sa  réprobation  pour  avoir  détourné  la 
Révolution  de  son  cours  et  introduit  l'Eu- 
rope dans  un  conflit  de  vingt-trois  ans. 
Mais  la  Révolution  pouvait-elle  être  paci- 


I 


LA    RÉVOLUTION    ET    l'eMPIRE  181 

fique  ?  Pouvait-elle  même  se  faire  si  elle 
conservait  la  paix  ?  Mirabeau  pressentait 
l'avenir,  comprenait  la  logique  des  événe- 
ments lorsqu'il  adjurait  la  Constituante 
d'armer  la  France  :  «  Voyez  les  peuples 
libres,  disait-il  prophétiquement,  c'est  par 
des  guerres  plus  ambitieuses,  plus  bar- 
bares qu'ils  se  sont  toujours  distingués. 
Croyez-vous  que  des  mouvements  passion- 
nés, si  jamais  vous  délibérez  ici  de  la 
guerre,  ne  vous  porteront  jamais  à  des 
guerres  désastreuses  ?  »  Ces  mouvements 
devaient  se  produire  le  jour  où  des  ora- 
teurs feraient  appel  aux  passions  de  l'opi- 
nion publique,  le  jour  où,  les  institutions 
nouvelles  ayant  livré  la  politique  extérieure, 
comme  le  reste,  aux  intrigues  et  aux  des- 
seins des  partis,  aux  visées  des  ambitieux, 
au  caprice  des  assemblées  et  de  la  foule, 
la  question  des  rapports  avec  l'étranger  ne 
serait  plus  réglée  d'après  les  intérêts  de  la 
France,  mais  d'après  des  sentiments  et  des 
théories  d'une  simplicité  propre  à  flatter 


182  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

à  la  fois  l'esprit  de  système  et  les  penchants 
de  la  démocratie. 

L'année  1792,  jusqu'à  la  déclaration  de 
guerre  du  20  avril,  fut  remplie  par  la  résis- 
tance désespérée  que  la  monarchie,  fidèle 
à  sa  haute  fonction  de  gardienne  de  l'in- 
térêt national,  opposait  à  la  volonté  bel- 
liqueuse de  l'Assemblée  et  de  l'opinion  : 
dernière  phase  d'un  combat  pathétique 
entre  l'aveuglement  et  l'intelligence.  Repré- 
sentée par  un  roi  médiocre,  la  royauté  n'en 
continuait  pas  moins  d'être,  selon  l'image 
de  Renan,  le  cerveau  de  la  nation,  tandis  qu'il 
ne  pouvait  s'accumuler  plus  d'erreurs,  d'il- 
lusions et  de  faux  calculs  que  n'en  commet- 
tait l'Assemblée,  approuvée  et  excitée  par 
l'enthousiasme  des  tribunes.  Sur  les  dis- 
positions de  la  Prusse  et  de  l'Angleterre, 
sur  les  ressources  de  l'Empereur,  sur  la 
préparation  militaire  delà  France,  Brissot 
et  ses  amis  erraient  lamentablement,  se 
payaient  de  mots,  d'ailleurs  couverts  d'ap- 
plaudissements. Etrange  renversement  des 


LA    RÉVOLUTlOiN    ET    l'eMPIRE  183 

rôles  que  cent  ans  d'apologétique  révolu-? 
tionnaire  attribuent  pourtant  aux  deux  élé- 
ments en  présence,  la  démocratie  qui  naît 
et  la  royauté  qui  succombe  !  La  raison, 
l'esprit  critique,  la  méthode  expérimentale 
sont  chez  les  Bourbons  et  chez  quelques 
aristocrates  de  la  naissance  ou  de  l'esprit 
(Rivarol,  Mallet  du  Pan)  qui  les  entourent 
encore  et  qui,  plus  ou  moins  partisans  des 
idées  nouvelles,  ont  gardé  la  notion  de  la 
chose  publique.  Le  fanatisme,  la  plus  plate 
routine,  la  sujétion  à  des  formules  apprises 
sont  le  lot,  au  contraire,  de  ces  orateurs 
brillants,  de  cette  foule  acharnée  à  prépa- 
rer son  propre  malheur. 

1792  marque  essentiellement  un  recul 
de  cinquante  années.  On  revient  d'enthou- 
siasme à  la  première  guerre  de  Sept  ans. 
Dumouriez  recommence  Belle-Isle  et  i^e- 
produit  le  geste  héréditaire  contre  la  mai-^ 
son  d'Autriche.  Ce  sont  les  Bourbons  qui 
ne  comprennent  plus  rien  h  la  politique  de- 
puis 1756  :  vous  allez  voir  ce  que  la  Révolu- 


184  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

tion  va  faire.  Et  si  le  roi  s'obstine  à  respec- 
ter le  traité  de  Versailles,  l'alliance  «  hors 
nature  »  avec  les  Habsbourg,  sa  trahison 
sera  consommée.  Car  la  Révolution  et  la 
haine  de  l'Autriche  sont  inséparables.  Les 
deux  idées  sont  étroitement  liées.  «  La 
rupture  de  l'alliance  est  aussi  nécessaire 
que  la  prise  de  la  Bastille  »,  dit  en  1792 
un  membre  du  Comité  diplomatique.  Et 
Custine  :  «  Pour  être  libres,  il  faut  détruire 
la  maison  d'Autriche.  »  «  L'alliance  de 
1756  est  incompatible  avec  la  constitution 
française  »,  dira  Brissot.  Et  plus  tard  Du- 
mouriez  :  «  J'ai  rempli  mon  devoiren rom- 
pant le  traité  de  Vienne,  source  de  tous 
nos  maux.  »  Véritable  obsession  chez  ces 
esprits  qui  se  croient  émancipés.  En  même 
temps,  ils  persistent  dans  leurs  illusions  à 
l'égard  de  la  Prusse,  toujours  considérée 
comme  l'alliée  naturelle  de  la  France. 
Ephraïm,  l'agent  de  Frédéric-Guillaume 
à  Paris,  signalait  en  1790  La  Fayette,  Bar- 
nave,  la  plupart  des  chefs  du  mouvement 


LA    RÉVOLUTION    ET    L^EMPIRE  185 

révolutionnaire  comme  «  chaudement  por- 
tés pour  l'amitié  prussienne  ».  La  tribune 
des  Assemblées  n'a  cessé  de  retentir  de 
l'éloge  de  Frédéric  II  et  des  HohenzoUern. 
Bien  mieux  :  à  qui  les  hommes  de  la  Révo- 
lution, résolus  à  partir  en  guerre  contre 
l'Autriche,  avaient-ils  offert  le  commande- 
ment de  nos  troupes  ?  Au  duc  de  Bruns- 
wick lui-même,  à  celui  qui  devait,  quel- 
ques mois  plus  tard,  entrer  en  France 
précédé  de  son  fameux  manifeste.  Et  l'on 
avait  songé  à  Brunswick,  parce  que,  parent 
des  HohenzoUern,  on  le  regardait  comme 
un  ami  de  la  France.  Quelle  déception  lors- 
qu'on vit  le  roi  de  Prusse  s'allier  au  Habs- 
bourg, comme  l'Angleterre  libérale,  sur  la 
bienveillance  de  laquelle  on  avait  compté, 
et  se  lancer  à  la  curée  !  Un  document  diplo- 
matique parlait  alors  avec  naïveté  de  la 
u  liaison  contre  nature  que  S.  M.  Impériale 
venait  de  former  avec  le  roi  de  Prusse  ».  Et 
Dumouriez  plaidait  encore  pour  le  Hohen- 
zoUern quand  les  soldats  de  celui-ci  avaient 


186  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

déjà  passé  la  frontière.  «  C'est  Léopold 
qui  a  animé  contre  la  France  le  successeur 
de  l'immortel  Frédéric  »,  déclarait-il  à  l'As- 
semblée. Cette  prédilection  pour  la  Prusse, 
l'entretien  de  relations  constantes  avec  elle, 
contribuent  à  expliquer  la  brusque  retraite 
prussienne  après  la  canonnade  de  Valmy. 
(y  Revenir  aux  grandes  traditions  fran- 
çaises fut  le  rêve  de  son  cœur  de  Français  », 
a-t-on  dit  de  Dumouriez.  Ces  traditions, 
c'était  la  haine  de  l'Autriche  et  le  culte  de 
la  Prusse.  Et  cette  idée  fixe  d'un  retour 
au  passé,  d'une  restauration  de  l'ancienne 
politique,  devait  pousser  logiquement  aux 
supr.èmes  conséquences  révolutionnaires  : 
la  tête  de  ce  roi  qui  ne  veut  pas  revenir  aux 
«  grandes  traditions  »  sera  tranchée.  L'ac- 
cusation de  haute  trahison  ne  tardera  pas 
à  être  lancée  contre  lui.  Déjà,  les  hommes 
qui  méditent  la  République  aperçoivent 
dans  la  résistance  de  Louis  XVI  à  la  guerre 
le  moyen  de  faire  naître  l'occasion  où  la 
royauté  succombera. 


LA    RÉVOLUTION    ET    l'eMPIRE  187 

Du  jour  où  fut  lancée  l'idée,  aussitôt 
populaire,  d'une  guerre  contre  la  maison 
d'Autriche,  tout  soupçon  de  fidélité  à  l'an- 
cienne alliance  devint  mortel.  Louis  XVI, 
aidé  du  ministre  des  Affaires  étrangères 
Lessart,  s'opposait  de  toutes  ses  forces  à 
cette  aventure.  Bienfaisante  opposition  : 
c'est  elle  qui  a  sauvé  la  France  en  retar- 
dant les  hostilités  jusqu'au  jour  où  elle 
eut  des  troupes  à  peu  près  constituées  à 
mettre  en  ligne.  «  Devant  une  armée  désor- 
ganisée sous  le  régime  de  Duportail,  les^ 
coalisés,  au  lieu  d'être  arrêtés  à  Valmy ,  eus- 
sent pris  la  route  de  Paris,  et  la  France  n'eût 
revu  la  paix  qu'humiliée,  démembrée...  » 
«  Et  encore  enchaînée,  »  ajoute  l'historien, 
de  l'école  de  M.  Aulard,  et  ardent  pour 
la  Révolution,  à  qui  sont  dues  ces  lignes. 
Ainsi  il  n'eût  tenu  qu'à  Louis  XVI  (s'il 
eût,  comme  on  l'en  a  accusé,  voulu  acheter 
l'écrasement  du  mouvement  révolution- 
naire au  prix  de  la  défaite  de  la  France), 
de  précipiter   la  guerre    selon    les  vœux 


188  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

de  la  Législative,  au  lieu  de  la  retarder. 
Le  jour  où  Lessart  fut  décrété  d'accu- 
sation et  envoyé  en  haute  cour  pour  ce 
qu'on  appelait  sa  faiblesse  à  l'égard  de  l'Au- 
triche, ce  jour-là  marqua  le  commencement 
de  la  Terreur.  Lessart  devait  être  massacré 
dans  les  journées  de  septembre  :  s'attirer 
la  qualification  d'  «  autrichien  »  devenait  la 
menaceentre  toutes  redoutable.  Le«  cabinet 
autrichien  »  fut  renversé  pour  faire  place 
à  un  cabinet  patriote.  Le  «  comité  autri- 
chien »  des  Tuileries  fut  dénoncé  comme 
coupable  de  complot  contre  la  patrie.  Et 
l'accusation  atteignait  le  roi,  atteignait 
la  reine,  la  sœur  de  l'Empereur,  née  chez 
l'ennemi  héréditaire,  1'  «  Autrichienne  », 
pour  tout  dire  d'un  mot  qui  devait  lui  coûter 
la  vie.  Dans  le  procès  de  Lessart,  Ver- 
gniaud,  pour  la  première  fois,  lança  la  ter- 
rible insinuation  contre  la  famille  royale  : 
«  De  cette  tribune  011  je  vous  parle,  s'écriait- 
il  à  l'Assemblée,  on  aperçoit  le  palais  oii 
des  conseillers  pervers  égarent  et  trompent 


LA    RÉVOLUTION    ET    L^EMPIRE  189 

le  roi  que  la  Constitution  nous  a  donné, 
préparent  les  manœuvres  qui  doivent  nous 
livrer  à  la  maison  d'Autriche.  Je  vois  les 
fenêtres  du  palais  où  l'on  trame  la  contre- 
révolution  ».  Autriche,  contre-révolution, 
les  deux  idées  sont  dès  lors  associées... 

Il  n'y  a  sans  doute  pas  de  Français,  si 
royaliste  soit-il,  qui  ne  se  sente  gêné  lors- 
qu'il apparaîtqu'unefoisla  guerre  déclarée 
à  TAutriche,  la  cour  de  France  a  continué 
ses  relations  avec  la  cour  de  Vienne.  Il  faut 
un  peu  de  réflexion  pour  se  dire  qu'aux  Tui- 
leries l'Autriche  ne  cessait  pas  d'être  con- 
sidérée comme  une  alliée,  qu'on  n'y  con- 
naissait pas  d'ennemis  à  Vienne  et  qu'une 
guerre,  dans  ces  conditions,  paraissait  une 
absurdité  désastreuse.  Pour  fixer  les  idées, 
imaginons  qu'une  Chambre  animée  de 
passions  subversives  ait,  au  mois  d'avril 
1914,  voulu  rompre  l'alliance  franco-russe 
et  décrété  une  guerre  de  principe  contre  la 
Russie  autocratique.  M.  Poincaré  et  un 
certain  nombre  d'hommes  d'État  républi- 


490  HISTOIRE    DE   DEUX    PEUPLES 

cains  se  fussent  opposés  à  cette  folie.  Ils 
eussent  maintenu  leurs  bonnes  relations 
avec  les  alliés  de  Pétrograd.  Si  le  mou- 
vement révolutionnaire  en  France  eût  pris 
une  allure  dangereuse,  ils  eussent  sans 
doute  trouvé  naturel  de  rechercher  auprès 
de  l'empereur  Nicolas  un  appui  contre 
l'anarchie.  Voilà  comment  les  choses  se 
sont  passées  pour  Louis  XVi  et  pour  l'Au- 
triche :  quelques  imprudences  de  langage 
de  Marie-Antoinette  n'y  changent  rien  et 
l'accusation  de  trahison  est  absurde.  Marie- 
Antoinette  eut  le  tort  des  femmes  qui  se 
mêlent  de  politique  sans  en  parler  le  lan- 
gage, qui  la  transposent  tout  de  suite  dans 
le  domaine  du  sentiment  et  qui  la  peignent 
des  couleurs  de  la  passion.  Etaient-ce  des 
traîtres,  voulaient-ils  livrer  la  France  à  l'en- 
nemi, ces  révolutionnaires  modérés,  ces 
constitutionnels  comme  les  frères  Lameth 
qui  s'étaient  assis  au  fameux  «  comité 
autrichien  »  ?  Leur  plan  a  été  défini  de  la 
manière  suivante  par  un  historien  qui  n'est 


LA    RÉVOLUTION    ET    l'emPIRE  191 

ni  hostile  à  la  Ilévolution  ni  même  mêlé  à 
nos  querelles*  :  «.  Ils  s'étaient  entendus 
avec  TEmpereùr, estimant  que, comme  allié 
de  la  France,  il  avait  tout  intérêt  au  réta- 
blissement de  l'ordre  et  à  la  fin  de  la  Révo- 
lution dont  l'Angleterre  et  la  Prusse  seules 
profitaient.  Ils  s'étaient  opposés  de  toutes 
leurs  forces  à  la  guerre,  et,  celle-ci  une  fois 
déclarée,  avaient  essayé,  non  de  livrer  la 
France  à  l'ennemi,  mais  de  lui  rendre  la 
paix  au  moyen  de  négociations  avec  l'Em- 
peretir,  de  lui  assurer  la  tranquillité,  un 
régime  stable,  et  son  ancienne  puissance 
en  frappant,  avec  l'appui  moral  de  la  cour 
de  Vienne,  les  ultras  des  deux  côtés.  » 
Louis  XVI  ni  Marie-Antoinette  n'ont  eu 
d'autre  intention,  d'autre  désir,  d'autre 
calcul  que  ces  hommes  du  juste-milieu. 

Les  Girondins  connurent  à  leur  tour  l'a- 
mertume d'être  accusés  de  haute  trahison 


1.  C'est  un   étranger,  M.  Gœtz-Bernstein,  auteur   d'une 
étude  8ur  la  Diplomatie  de  la  Gironde  (1912). 


192  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

lorsque  Dumouriez,  leur  grand  homme,  fut 
passé  aux  Autrichiens.  Désormais,  sur  la 
destinée  de  la  Révolution,  sur  le  cours  de 
sa  politique,  sur  les  tendances  et  les  déci- 
sions de  sa  diplomatie, et,  par  conséquent, 
sur  le  sort  de  la  France,  pèseront  et  une 
préférence  invincible  pour  la  Prusse  et,  en- 
vers l'Autriche,  une  inimitié  accrue  des  ran- 
cunes de  nos  guerres  civiles,  de  l'exécration 
vouée  à  la  puissance  qui  symbolisait  la  cause 
des  prêtres  et  des  rois.  Gomme  Dumouriez 
et  comme  Brissot,  Danton  appellera  la 
Prusse  ((  notre  alliée  naturelle  ».  C'est  avec 
la  Prussequela  Révolution, inconsolable  du 
malentendu  de  1 791 , cherchera  à  s'entendre, 
c'est  la  Prusse  qu'elle  tâchera  de  détacher 
de  la  coalition.  Le  Comité  de  Salut  public 
enverra  ces  instructions  à  Barthélémy  pour 
la  paix  de  Baie  :  «  Il  est  temps  que  l'Alle- 
magne soit  délivrée  de  l'oppression  de  l'Au- 
triche et  que  cette  maison,  dont  l'ambition, 
depuis  trois  siècles,  a  été  le  fléau  de  l'Eu- 
rope, cesse  d'en  troubler  le  repos.  En  médi- 


LA    RÉVOLUTION    ET    l'eMPIRE  193 

tant  bien  l'état  de  l'Europe,  tu  auras  sûre- 
ment reconnu  que  la  Prusse  et  la  France 
doivent  se  réunir  contre  l'ennemi  commun. 
C'est  le  but  principal  de  la  négociation, 
celui  auquel  tu  dois  tendre.  »  Avec  plus 
de  naïveté  encore,  dans  une  autre  circons- 
tance, le  comité  avait  dit  :  «  Nous  persis- 
tons à  vouloir  que  le  premier  allié  de  la  plus 
puissante  République  du  monde  soit  le  plus 
puissant  monarque  de  l'Europe.  »  Et  si  le 
roi  de  Prusse  refuse,  s'il  s'obstine,  qu'il 
prenne  garde  :  on  le  brisera.  Napoléon  se 
flattera  un  jour  d'exécuter  la  menace. 

Avant  d'épouser  une  Habsbourg,  Napo- 
léon, continuateur  et  surtout  réalisateurdes 
idées  révolutionnaires,  avait  montré  dans 
toute  sa  force  le  préjugé  anti-autrichien. 
Le  maître  qu'eut  la  France  au  début  du 
xix^  siècle  avait  formé  son  esprit  dans  les 
dernières  années  de  l'ancien  régime.  L'ar- 
deur que  le  goût  de  l'opposition  et  des  nou- 
veautés communique  à  la  jeunesse  a  mar- 
qué de  son  feu  la  politique   de    l'homme 

13 


194  HIStOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

mûr.  Napoléon  qui,  en  Egypte,  avait  em- 
porté Raynal  parmi  ses  auteurs  favoris,  a 
été  animé,  à  l'égard  de  l'Autriche,  de  la 
même  pensée  queBrissot  en  1792.  C'est  lui 
qui  a  prononcé  un  jour  ce  mot  singulier, 
si  grave  :  «  La  Révolution  devait  venger  la 
Prusse  de  la  guerre  de  Sept  ans  soutenue 
par  Frédéric  contre  la  monstrueuse  alliance 
de  la  France  et  de  l'Autriche.  »  Après  Aus- 
terlitz,  l'Autriche  vaincue,  la  popularité  de 
Napoléon  en  France  fut  à  l'apogée.  Le  peu- 
ple français  crut  que  la  vieille  œuvre  natio- 
nale, l'œuvre  entreprise  sous  François  V% 
avait  reçu  son  achèvement.  De  cette  victoire, 
des  émigrés  firent  dater  leur  ralliement  à 
l'Empereur  :  ce  devait  être  pour  Las-Cases 
l'origine  d'un  dévouement  légendaire.  Et 
Napoléon  lui-même  savait  bien  ce  qu'il 
avait  fait  en  dirigeant  ses  coups  contre 
l'Autriche,  en  refusant  d'écouter  Talleyrand 
qui  lui  conseillait  de  ménager  cette  puis- 
sance. En  1805,  exposant  à  Haugwitz  les 
raisons  pour  lesquelles  il  tenait  à  l'amitié 


I 


LA    RÉVOLUTION    ET    L^EMPIRE  193 

de  la  Prusse,  il  lui  représentait  qu'un  rap- 
prochement entre  la  France  et  l'Autriche 
serait  la  chose  la  plus  facile  du  monde. 
Seulement,  ajoutait-il  par  un  mot  révéla- 
teur, «  cette  alliance  n'est  pas  du  goût  de 
ma  nation,  et,  quant  à  celui-1^,  je  le  con- 
sulte plus  qu'on  ne  pense  w.  Napoléon  flat- 
tait à  ce  point  «  le  goût  de  la  nation  »,  la 
grande  passion  de  1792,  en  écrasant  l'Au- 
triche, que  quand,  naguère,  un  antimilita- 
riste célèbre  voulut  «  planter  le  drapeau 
dans  le  fumier  »,  un  vétéran  de  la  démo- 
cratie, M.  Camille  Pelletan,  lui  reprocha 
d'avoir  choisi  le  drapeau  de  Wagram,  sym- 
bole des  victoires  de  la  liberté  sur  les  puis- 
sances de  réaction. 


Ainsi  la  Révolution  et  l'Empire  préten- 
daient mieux  faire  que  la  monarchie,  ou 
plutôt  restaurer  dans  sa  pureté  l'ancienne 
ma  politique  nationale  et  royale  antérie  ure  à 

I 


196  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

1756.  C'est  en  ce  sens  qu'on  a  pu  dire  que 
la  Révolution  avait  «  continué  »  l'ancien 
régime.  Elle  l'a  continué,  sans  doute,  mais 
à  contre-sens,  entêtée  dans  la  lettre  d'une 
tradition  dont  elle  ne  comprenait  pas  l'es- 
prit. Par  elle  fut  compromise  de  la  manière 
la  plus  grave  l'œuvre  accomplie,  gâché  le 
résultat  des  efforts  heureux  poursuivis  par 
plusieurs  générations  de  Français.  Dans 
le  réseau  subtil  et  complexe  des  traités  de 
Westphalie,  elle  jeta  son  principe  unitaire. 
Par  son  propagandisme,  elle  éveilla  en 
Allemagne  l'idée  de  nationalité.  Par  ses 
annexions  brutales  et  sans  mesure,  par  les 
vexations  de  la  guerre  et  de  la  conquête,  elle 
fit  oublier  le  règne  pacifique  de  l'influence 
et  de  la  civilisation  françaises,  engendra 
des  besoins  de  vengeance.  Elle  accomplit, 
en  résumé,  tout  ce  qu'il  fallait  éviter  avec 
le  plus  de  soin  pour  ne  pas  unir  les  Alle- 
mands contre  nous,  ne  pas  ressusciter  pour 
la  France  le  péril  d'une  grande  Germanie. 
Toute  la  politique  de  la  monarchie  avait 


LA  RÉVOLUTION    ET   L^'eMPIRE  197 

tendu  à  diviser  l'Allemagne  et  à  la  main- 
tenir dans  une  dispersion  anarchique.  De 
la  mosaïque,  la  Révolution  et  l'Empire  ras- 
semblèrent les  morceaux.  Les  révolution- 
naires, et  Napoléon,  leur  frère  en  esprit, 
s'offusquaient  de  la  confusion  créée  par  les 
traités  de  Westphalie.  Cette  confusion,  ad- 
mirée par  Oxenstiern,  leur  parut  hideuse, 
choqua  leur  manie  de  l'unité.  Dans  les 
libertés  germaniques,  dans  la  bigarrure  des 
principautés  et  des  villes  libres,  ils  virent 
des  survivances  féodales,  odieuses.  «  Nous 
ne  comprenons  rien  aux  intérêts  du  Corps 
germanique,  disait  Sieyès  au  prussien  Ger- 
vinus  ;  c'est  un  chaos  qui  ne  nous  présente 
pas  une  idée  nette  et  juste.  »  Surtout  Sieyès 
ne  comprenait  pas  que  ce  chaos  avait  été 
conçu  dans  l'intérêt  de  la  France  et  pour 
le  repos  de  l'Europe.  Le  fameux  fabricateur 
de  Constitutions  n'eut  de  cesse  qu'il  n'eût 
mis  sur  pied  un  nouveau  plan  de  l'Alle- 
magne, élaboré  «  une  fédération  nouvelle, 
constituée  plus  sainement  et  plus  vigoureu- 


198  HISTOIRE    DE   DEUX    PEUPLES 

sèment  que  celle  que  le  hasard  avait  formée 
dans  les  siècles  gothiques  ».  Pour  que 
Sieyès  attribuât  au  «  hasard  »  l'œuvre  très 
réfléchie  de  Richelieu  et  des  politiques  du 
XVII''  siècle,  il  fallait  que  ces  «  grandes  tra- 
ditions »  auxquelles  on  se  vantait  d'être  re- 
tourné fussent  singulièrement  méconnues. 
En  effet,  Sieyès  défaisait  avec  conscience 
tout  ce  que  les  traités  de  Wesphalie  avaient 
établi.  Il  unissait  ce  qu'ils  avaient  divisé. 
Il  annonçait  surtout  la  politique  qui  devait 
être  celle  des  Napoléons,  la  politique  des 
((  grandes  agglomérations  »,  dont  la  Con- 
vention et  le  Directoire  avaient  jeté  les  bases 
en  achetant  l'extension  territoriale  de  la 
France  sur  le  Rhin  au  prix  de  «  compen- 
sations »  données  aux  principales  puis- 
sances germaniques.  Cette  politique  pré- 
cipitait les  étapes,  mettait  les  bouchées 
doubles  :  elle  annexait,  mais  trop  vite, 
d'une  façon  précaire,  imprudente  et  coû- 
teuse, sans  calculer  les  contre-coups  de 
l'opération.  Tout  ce  que  l'expérience  avait 


199 

déconseillé  à  la  diplomatie  de  l'ancien  ré- 
gime, la  diplomatie  du  régime  nouveau  le 
reprenait  comme  des  inventions  de  son 
génie.  Un  agent  de  la  monarchie,  formé 
à  l'école  de  Vergennes  et  qui  avait  con- 
tinué de  servir  la  France  après  la  mort 
de  Louis  XVI,  Barthélémy,  prévoyait 
presque  seul  ce  qui  devait  sortir  de  cet 
agrandissement  des  plus  forts  aux  dépens 
des  faibles.  «Alors,  »  disait-il,  mais  en  vain, 
((  le  système  qui  menace  TEurope  des  plus 
grands  dangers  se  réalisera  promptement, 
savoir  :  la  destruction  et  l'envahissement 
de  tous  les  petits  États.  L'Europe  sera  plus 
asservie  que  jamais,  les  guerres  plus  ter- 
ribles, tout  sentiment  de  liberté  plus  com- 
primé. »  En  récompense  de  ces  avertisse- 
ments, dont  nous  éprouvons  aujourd'hui  la 
justesse,  mais  qui  sentaient  leur  ci-devant 
d'une  lieue,  Barthélémy,  réputé  réaction- 
naire, devait,  peu  temps  après,  être  déporté 
à  la  Guyane. 

Bonaparte  professait  un  violent  mépris 


200  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

pour  l'idéologie  de  Sieyès.  C'est  pourtant 
le  grand  projet  de  remaniement  du  Corps 
germanique  conçu  par  cet  idéologue  que 
réalisa  Napoléon.  Ses  victoires  lui  servirent 
à  modeler  l'Allemagne  sur  un  plan  qui  fai- 
sait pressentir  une  reconstitution  de  l'unité 
allemande,  ouvrait  la  voie  à  cette  unité. 
Par  le  «  recès  »  de  1803,  résultat  delà  vic- 
toire de  Hohenlinden,  Bonaparte  portait 
le  premier  coup  dans  l'édifice  élevé  en  1648. 
11  simplifiait  considérablement  le  système 
fédéral  du  Saint-Empire  par  la  sécularisa- 
tion de  presque  toutes  les  principautés 
ecclésiastiques  et  la  suppression  de  la  plus 
grande  partie  des  villes  libres,  dont  six  seu- 
lement subsistèrent  entre  plus  de  cin- 
quante. C'était,  en  Allemagne,  comme  Ta 
très  bien  dit  Alfred  Rambaud, une  véritable 
révolution  qui  reproduisait  tous  les  prin- 
cipes de  la  nôtre.  «  La  révolution  de  1803 
en  Allemagne  fut  relativement  aussi  radi- 
cale que  la  Révolution  française.  A  Ratis- 
bonne  comme  à  Paris,  on  avait  détruit  la 


LA    RÉVOLUTION    ET  l'eMPIRE  201 

noblesse  souveraine,  les  municipalités  in- 
dépendantes. A  Ratisbonne  comme  à  Paris 
on  avait  sécularisé  les  biens  ecclésias- 
tiques. A  Ratisbonne  comme  à  Pans,  on 
avait  réalisé  plus  d'unité  et  de  centralisa- 
tion. »  Mais,  desséchant  en  France,  le  mou- 
vement centralisateur  fut  bienfaisant  pour 
l'Allemagne,  la  rapprocha  de  la  forme  d'un 
Etat  véritable. Trois  ans  plus  tard,  Austerlitz 
donnait  à  Napoléon  l'occasion  d'achever 
son  œuvre.  Cette  nouvelle  victoire  de  nos 
armes  marquait  une  nouvelle  étape  de 
l'Allemagne  dans  la  voie  qui  devait  la  tirer 
du  morcellement  et  de  l'anarchie.  L'Em- 
pereur croyait  faire  de  la  grande  diplo- 
matie. En  réalité,  il  obéissait  à  des  pré- 
ceptes d'école,  à  l'ensemble  des  sentiments 
et  des  idées  qu'il  avait  respires  dans  l'air 
de  sa  première  jeunesse.  11  continuait,  il 
menait  à  terme  la  politique  extérieure  qu'il 
avait  héritée  de  la  Révolution,  le  système 
des  conquêtes  excessives  et  brutales  qui 
devaient    être    achetées    aux  dépens   des 


202  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

plus  faibles  en  faisant  les  puissants  plus 
forts. 

Le  recès  ou  remaniement  de  1806  don- 
nait, ou  peu  s'en  faut,  à  l'Allemagne  la 
physionomie  qu'elle  devait  conserver  au 
xix^  siècle.  Par  la  médiatisation  d'innom- 
brables petites  souverainetés  fondues  dans 
d'autres  agrandies,  il  n'y  laissait  que  la 
trentaine  d'États  qui,  à  quelques  change- 
ments près,  devaient  former  de  nos  jours 
l'Allemagne  unie  sous  la  domination  de  la 
Prusse  :  tel  fut  le  fruit  d'Austerlitz! 

Ce  n'était  pas  seulement  la  Constitution 
territoriale  qui  était  bouleversée.  C'était 
aussi  la  Constitution  politique  :  avecAus- 
terlitz,  tombe  le  Saint-Empire.  Les  Habs- 
bourg ne  seront  plus  empereurs  en  Alle- 
magne, sans  doute,  et  le  vœu  de  l'opinion 
française,  lorsqu'elle  s'exaltait  en  1741 
à  l'idée  d'anéantir  la  maison  d'Autriche 
comme  puissance  germanique,  ce  vœu  se 
trouvera  comblé.  Il  n'y  aura  même  plus 
d'empereur  du  tout, ou  plutôt, l'empereur, ce 


LA    RÉVOLUTION    ET    l'eMPIRE  203 

sera  Napoléon, successeur  de  Gharlemagne, 
qui  se  flattera  d'avoir  reconstitué  l'empire 
carolingien,  qui  se  fera  même  roi  d'Italie, 
qui  appellera  son  héritier  roi  de  Rome, 
comme  les  Césars  germaniques  nommaient 
leurs  fils  roi  des  Romains.  Mais,  une  fois 
Napoléon  tombé  et  cette  fantasmagorie 
dissipée,  les  vieilles  institutions  électives 
et  anarchiques  de  l'Empire  ne  renaîtront 
plus,  la  place  deviendra  libre  pour  un  Em- 
pire nouveau  et  il  y  aura  peu  de  chances  de 
retrouver  les  conditions  qui  avaient  établi 
l'impuissance  politique  de  l'Allemagne. 
«  Ce  cher  Saint-Empire,  comment  tient-il 
encore  debout  ?  »  Ainsi  chantent,  dans  le 
Faust  de  Goethe,  les  compagnons  de  la 
taverne.  Tout  vieux  qu'il  était,  il  durait,  tel 
que  nous  l'avions  ligotté  et  paralysé  en 
1648.  Les  Français  auraient  dû  être  les 
derniers  à  l'abolir.  En  l'abattant,  ils  dé- 
truisaient l'une  des  principales  garanties 
de  leur  sécurité. 
La  révolution  accomplie  au  delà  du  Rhin 


204  HISTOIRE    DE    DEUX   PEUPLES 

par  nos  armées  et  nos  législateurs  ne  por- 
tait pas  seulement  sur  la  constitution  terri- 
toriale et  politique  des  pays  allemands.  Une 
autre  révolution,  non  moins  grave,  s'était 
faite  dans  les  esprits,  parallèlement  au  mou- 
vement révolutionnaire  français.  Les  his- 
toriens sont  aujourd'hui  d'accord  pour 
reconnaître  que  les  idées  de  1789,  portées 
à  travers  les  Allemagnes  par  nos  soldats,  y 
réveillèrent  le  sentiment  de  la  nationalité. 
«  Jean-Jacques  Rousseau,  »  a  dit  d'un  mot 
curieux  Dubois-Reymond,  très  prussien 
comme  tous  les  descendants  de  réfugiés 
de  la  révocation  de  l'Édit  de  Nantes, 
((  Jean-Jacques  Rousseau  fut  accueilli  en 
AllemagnecommeunChristophe  Colomb.» 
L'Allemagne  se  reconnaissait  elle-même 
dans  les  livres  du  philosophe  de  Genève, 
dont  les  propagandistes  armés  de  la  Révo- 
lution française  apportaient  ou  plutôt  rap- 
portaient avec  eux  la  doctrine,  consubstan- 
tielle  au  germanisme.  «  Le  patriotisme 
allemand  sort  des  Droits  de  l'Homme  », 


LA    RÉVOLUTION    ET    L^EMPIRE  205 

remarque  Albert   Sorel.  Il  en  sort  par  la 
filiation  la  plus  naturelle. 

Le  principe  des  nationalités  est  l'expres- 
sion même  de  la  philosophie  révolution- 
naire. Il  est  en  corrélation  directe  avec  le 
principe  de  la  souveraineté  du  peuple. Toute 
nation  est  censément  composée  d'individus 
doués  de  droits  imprescriptibles  et  intan- 
gibles. La  doctrine  de  la  Révolution  attri- 
buera donc  à  chaque  nation  les  mêmes 
droits  qu'aux  individus  qui  la  composent. 
Toute  nation  devra  être  considérée  comme 
une  personne.  Son  caractère,  sa  liberté 
devront  être  respectés,  car  les  nations 
sont  égales  entre  elles  comme  les  indivi- 
dus. Toute  nation  a  dès  lors  le  droit  de 
vivre  et  de  se  développer  conformément  à 
sanature  :  et  l'idée  que  Jean-Jacques  Rous- 
seau a  apportée,  c'est  que  tout  ce  qui  est 
naturel  est  légitime,  est  beau,  est  bon,  est 
divin.  Dans  cette  idée,  l'Allemagne  se  re- 
trouve elle-même,  se  conçoit  et  s'admire. 
Partie  du  cosmopolitisme  du  xviii''  siècle, 


20G  HISTOIRE    DE    DEUX  PEUPLES 

alors  qu'un  de  ses  «  intellectuels  »  comme 
Lessing  disait  n'avoir  de  l'amour  de  la  pa- 
trie aucune  idée,  alors  que  la  supériorité 
de  la  civilisation  française  était  incontestée 
et,  obtenant  le  consentement  général,  réali- 
sait l'unité  du  monde  européen,  l'Allemagne 
pensante  passe  au  nationalisme  le  plus  vé- 
hément par  la  transition  de  Rousseau, 
adapté  au  germanisme  par  Herder. 

Nous  touchons  ici  à  l'un  de  ces  points 
où  l'action  des  idées  double  l'action  des 
événements,  oii  le  spirituel,  en  coïncidant 
avec  le  temporel,  développe  jusqu'aux  ex- 
trêmes conséquences  les  données  de  la  poli- 
tique. La  Terreur  était  sortie  des  dogmes 
humanitaires  de  la  Révolution.  Un  mons- 
tre bien  plus  affreux,  le  germanisme,  allait 
en  surgir.  Aujourd'hui  les  fils  de  la  Révo- 
lution se  voilent  les  yeux,  «  le  flot  qui  l'ap- 
porta recule  épouvanté  ».  Cependant  la 
responsabilité  des  idées,  qui  est  aussi  cer- 
taine que  celle  des  hommes,  apparaît  ici 
^vec  la  force  de  l'évidence. 


LA    RÉVOLUTION    ET  l' EMPIRE  207 

lierder,  nourri  de  Rousseau,  professe  un 
cosmopolitisme  où  les  grands  conflits  de 
nationalités  et  de  races  sont  en  germe.  Ce 
cosmopolitisme  revient  à  dire  qu'il  existe 
chez  tous  les  peuples  quelque  chose  de  pré- 
cieux, de  sacré,  à  quoi  nul  n'a  le  droit  d'at- 
tenter :  c'est  le  caractère  national,  c'est 
l'âme  de  la  race.  Et  le  langage,  par  lequel 
s'exprime  cette  âme,  sert  aussi  à  définir 
l'individualité  nationale.  D'où  résulte  le 
devoir  absolu  pour  chaque  peuple  de  cul- 
tiver et  de  développer  jusqu'au  bout  sa 
personnalité  propre. 

Cette  idée  était  prodigieusement  nou- 
velle et  grosse  de  prodigieuses  nouveautés 
dans  une  Allemagne  morcelée  à  l'infini  et 
à  qui  toute  existence  nationale  avait  été 
jusqu'alors  refusée  plus  qu'à  aucun  autre 
peuple.  Les  Allemands  avaient  perdu  l'idée 
qu'ils  pussent  exister  comme  nation.  Cette 
idée,  la  Révolution  la  leur  apportait,  mais 
elle  la  leur  apportait  singulièrement  aggra- 
vée. 


208  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

Jean-Jacques  Rousseau  avait  enseigné  le 
principe  du  retour  à  la  nature.  Il  avait  ensei- 
gné que  plus  un  peuple  est  jeune  et  neuf, 
meilleur  il  est;  que  moins  il  est  avancé  en 
civilisation,  plus  il  est  vertueux.  Cette  idée 
fut  accueillie  par  les  Allemands  avec  enthou- 
siasme. Elle  vengeait,  elle  réhabilitait  l'Al- 
lemagne dont  l'apport  à  la  civilisation  géné- 
rale avait  été  jusque-là  presque  nul  :  de 
ce  néant,  elle  put  s'enorgueillir  comme 
d'une  virginité.  De  là  est  venue  cette 
légende  delà  pure  et  vertueuse  Allemagne, 
légende  à  laquelle  la  France  a  cru  si  long- 
temps à  la  suite  de  M™^  de  Staël.  Herder, 
et  après  lui  Fichte  et  les  promoteurs  du 
relèvement  national  de  l'Allemagne,  se  sont 
servis  de  cette  idée.  Ils  ont  enseigné  que  le 
tour  de  l'Allemagne  était  venu,  qu'elle 
avait  non  seulement  sa  destinée  à  rem- 
plir, mais  aussi  sa  mission  à  accomplir. 
Le  peuple  allemand  sera  désormais  le 
peuple  prédestiné,  le  peuple  du  Seigneur, 
celui  dont  la  tâche  sera   d'introduire  le 


LA    RÉVOLUTION    ET    l'eMPIRE  209 

monde  dans  la  voie  de  la  moralité  et  du 
progrès.  Ce  thème,  on  le  reconnaît  :  c'est 
celui  de  la  kuliu/%  celui  de  l'appel  des 
quatre-vingt-treize  intellectuels  allemands , 
le  principe  essentiel  qui  a  exalté  l'Allemagne 
de  nos  jours,  qui  l'a  poussée  à  la  guerre 
de  1914,  à  l'invasion  de  la  France  et  de  la 
Belgique,  à  la  domination  de  l'Europe. 

Un  publiciste  de  Nuremberg,  nommé 
Ehrard,  écrivait  dès  1794  :  «  Les  Allemands 
à  la  fin  ne  défendront-ils  pas  eux-mêmes 
leurs  droits  ?  Je  ne  suis  point  aristocrate, 
mais  je  ne  puis  consentir  que  la  raison 
française  prétende  mettre  en  tutelle  ma 
raison  allemande.  »  Ainsi  la  Révolution 
n'avait  pas  plus  tôt  affranchi  la  raison  alle- 
mande que  celle-ci  prenait  l'offensive,  par 
un  mouvement  naturel,  contre  ses  libéra- 
teurs. Les  doctrines  de  la  Révolution,  en 
se  répandant  hors  de  France,  tournaient 
de  cette  manière  leurs  effets  contre  nous. 
Une  fois  lancé  à  travers  une  Europe  déman- 
telée et  désorganisée  par  nos  propres  vic- 

u 


210  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

toires,  le  principe  des  nationalités,  ferment 
des  luttes  prochaines  pour  la  constitution 
de  l'unité  allemande,  allait  apporter  aux 
imprudents  et  malheureux  Français  une 
longue  suite  de  fléaux. 


1813,  1815  ;  la  «  bataille  des  nations  »; 
Waterloo;  les  conquêtes  perdues,  l'empire 
napoléonien  effondré  comme  un  château 
de  cartes,  la  France  deux  fois  envahie  : 
c'estlafin  d'un  grand  drame,  c'est  la  guerre 
populaire  voulue  et  provoquée  par  les 
hommes  de  la  Révolution,  la  guerre  de  1792 
qui  s'achève.  Car  depuis  la  rupture  avec 
l'Autriche,  œuvre  de  la  Législative,  jusqu'à 
la  dernière  bataille  de  Napoléon,  ce  n'a  été 
qu'une  seule  et  même  guerre  qui,  après 
vingt-trois  ans  de  péripéties,  des  millions 
d'existences  consommées,  a  fini  par  notre 
défaite  et  ne  nous  a  laissé  comme  consola- 
tion qu'un  capital  de  gloire...  Alors  le  des- 


LA    RÉVOLUTION    ET    l'eMPIRE  211 

cendant  de  Hugues  Capet  revient  pour 
sauver  ce  qui  peut  l'être,  recommencer 
l'œuvre  de  ses  pères.  Patiemment,  il  s'ef- 
force de  retisser  la  toile.  Avec  courage, 
Louis  XVIII  se  charge  de  liquider  l'hé- 
ritage, si  lourd,  qu'il  a  retrouvé.  D'un  mot 
étonnant  dans  son  raccourci,  Proudhon  a 
dit,  en  parlant  de  1815  :  «  Les  malheureux 
Bourbons  se  remettent,  comme  des  foi*çats, 
à  la  tâche...  »  Tâche  ingrate,  dont  ils  de- 
vaient être  récompensés  par  la  calomnie  et 
par  l'exil. 

Les  traités  de  1815  ont  été  pendant  la 
plus  grande  partie  du  xiX^  siècle  un  objet 
de  haine  et  d'horreur  pour  le  patriotisme 
français.  Par  crainte  de  l'opinion  publique, 
les  gouvernements  qui  se  conformaient  à 
ces  traités  n'osaient  eux-mêmes  s'en  récla- 
mer, ne  les  nommaient  qu'avec  précau- 
tion. Thiers  disait  qu'il  fallait  les  détes- 
ter en  les  respectant  et  Guizot  qu'il  fallait 
les  respecter  en  les  détestant.  Les  der- 
niers volumes  de  Vllistoirc  du  Consulat 


212  HISTOIRE    DE    DEUX   PEUPLES 

et  de  r Empire^  de  Thiers,  qui  furent  pu- 
bliés en  1860-1862,  contiennent  encore  une 
critique  ardente  des  traités  de  Vienne  au 
point  de  vue  national.  Lorsqu'en  1863  Na- 
poléon III  déclarait  que  <^  les  traités  de  1815 
avaient  cessé  d'exister  » ,  c'était  aux  applau- 
dissements de  la  foule,  qui  jamais  d'aussi 
bon  cœur  et  avec  autant  d'irréflexion  qu'en 
France  n'aura  crié  :  «  Vive  ma  mort  !  » 

Il  a  fallu  les  cruelles  leçons  de  1870  pour 
donner  un  autre  cours,  non  pas  à  l'opinion 
publique,  toujours  lente  à  se  mettre  au 
niveau  de  la  raison  et  de  la  science,  mais 
aux  jugements  de  l'histoire.  Comparés  au 
traité  de  Francfort,  les  traités  de  Vienne 
sont  apparus  tels  qu'ils  ont  été  :  un  chef- 
d'œuvre  de  diplomatie,  par  lequel  les  effets 
d'écrasants  désastres  ont  été  réparés  dans 
la  mesure  du  possible.  Par  une  effroyable 
ingratitude,  l'opinion  publique  a  fait  porter 
aux  Bourbons  la  peine  des  défaites  que 
le  règne  de  l'opinion  avait  causées,  dont 
l'idole  du  peuple  était  responsable.  S'il  est 


LA    RÉVOLUTION    ET  l'eMPIRE  213 

un  exemple  qui  apprenne  aux  grands  poli- 
tiques qu'ils  doivent  travailler  pour  les 
masses  sans  espérer  d'être  remerciés  ni 
même  d'être  compris,  c'est  bien  celui-là. 
Et  c'est  encore,  dans  notre  histoire,  un  nou- 
veau scandale  pour  l'intelligence  que  les 
Français  aient  si  violemment  haï  des  trai- 
tés, qui,  dans  la  situation  détestable  où  les 
avaient  laissés  la  Révolution  et  l'Empire, 
leur  rendaient,  presque  intact  dans  ses 
anciennes  limites,  le  territoire  que  les  vain- 
queurs se  proposaient  de  partager.  En 
outre,  ces  traités  détournaient  de  nous  le 
péril  de  voir  se  former  à  nos  frontières  des 
puissances  redoutables.  Des  livres  savants 
ont  reconnu,  de  notre  temps,  que  les  négo- 
ciations de  1814  et  de  1815  avaient  été  ma- 
gistralement conduites  :  pourtant  le  retour 
de  l'île  d'Elbe,  la  funeste  faiblesse  de  Ney 
et  la  défaite  de  Waterloo  ne  les  avaient  pas 
facilitées.  Si  Louis  XVlll  et  son  génial 
manœuvrier,  Talleyrand,  sont  cités  comme 
des  modèles  aujourd'hui,  c'est  un  peu  tard. 


214  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUP[.ES 

et  le  mal  est  fait.  En  prose  et  en  vers, 
Louis  XVIII  et  Talleyrand  ont  été  honnis, 
injuriés,  diffamés  par  les  grands  poètes  et 
par  les  petits  journalistes.  Le  service  que 
ces  deux  hommes  avaient  rendu  à  la  France 
a  été  effroyablement  méconnu.  De  nos  jours 
même,  c'est  presque  en  vain  qu'un  des  histo- 
riens qui  ont  travaillé  à  réhabiliter  l'œuvre 
de  1815  a  écrit  :  «  Se  figure-t-on  la  France, 
au  lendemain  de  la  guerre  de  1870,  con- 
cluant avec  la  Saxe,  la  Bavière  et  le  Wurtem- 
berg un  traité  d'alliance  contre  la  Prusse? 
Se  représente~t-on  quelle  force  morale  nous 
aurait  procurée  ce  pacte,  quelle  confiance 
nous  aurait  rendue  cette  revanche  diploma- 
tique de  nos  défaites  militaires  ?  C'est  d'un 
bienfait  de  ce  genre  que  la  France  de 
1814  a  été  redevable  à  Talleyrand.  »  Et  à 
Louis  XVIII,  qui  a  dirigé  avec  clairvoyance 
toutes  les  négociations  de  Vienne,  comme 
en  fait  foi  sa  correspondance.  Répétons 
qu'il  est  affligeant  pour  la  renommée  d'un 
peuple  aussi  intelligent  que  le  peuple  fran- 


LA   RÉVOLUTION    ET   l'eMPIRE  215 

çais,  dont  chaque  citoyen  est  richement 
doué  de  bon  sens,  clairvoyant  en  ce  qui  re- 
garde ses  intérêts  privés,  qu'il  ait  fallu  un 
troisième  désastre  pour  qu'il  commençât  à 
comprendre,  et  encore  dans  son  élite  seule- 
ment, ce  qui  avait  été  fait  en  1815  pour  répa- 
rer les  erreurs  et  les  folies  d'une  génération. 
Le  plus  grand  résultat,  le  plus  utile  que 
Louis  XVIII  eût  obtenu,  c'était  d'empêcher 
que  la  part  prise  par  la  Prusse  à  la  défaite 
de  l'Empire  napoléonien  aboutît  à  la  for- 
mation d'une  grande  Allemagne.  En  pre- 
nant parti  pour  la  Saxe,  au  nom  du  prin- 
cipe de  légitimité,  habilement  retourné 
contre  les  alliés,  à  qui  il  avait  servi  de  pré- 
texte contre  la  France  révolutionnaire  et 
napoléonienne,  le  roi  de  France  avait  re- 
trouvé du  même  coup  la  haute  situation 
européenne  de  ses  prédécesseurs.  Il  était 
apparu  comme  le  protecteur  et  le  syndic 
des  États  moyens  ou  petits,  et  avait  tout  de 
suite  groupé  autour  de  lui  une  clientèle 
et  des  alliés,  reconstitué  l'ancien  système 


216  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

diplomatique  de  la  France.  Ayant  éventé 
l'ambition  de  la  Prusse,  le  Bourbonréussit  à 
déjouer  les  desseins  du  Hohenzollern. Grâce 
à  lui,  quand  il  s'agit  de  donner  un  statut 
à  l'Allemagne,  le  principe  de  l'indépendance 
et  de  la  souveraineté  des  États  germaniques, 
établi  parles  traités  de  Westphalie, fut  ratifié 
à  Vienne.  C'est-à-dire  que  l'Allemagne,  — 
chose  essentielle,  —  resta  divisée.  Malheu- 
reusement, il  n'était  plus  possible  de  reve- 
nir sur  les  simplifications  et  les  agglomé- 
rations opérées  en  1803  et  en  1806.  Au 
lieu  de  plusieurs  centaines  d'États  souve- 
rains, il  n'en  resta  qu'une  quarantaine.  Au 
lieu  d'être  morcelée  à  l'infini,  l'Allemagne 
fut   désormais   distribuée  en   un    certain 
nombre  de  grandes   provinces.   Mais  ces 
provinces   se  gouvernaient    elles-mêmes, 
n'avaient  pas  de  chef  commun.  Le    lien 
fédératif  qui  les  unissait  était  aussi  lâche, 
aussi  ténu  que  celui  du  Saint-Empire.  La 
Diète  de  Francfort,  qui  en  était  l'expression, 
fut  le  théâtre  des  querelles  et  des  rivalités 


I 


LA    RÉVOLUTION    ET    l'eMPIRE  217 

du  particularisme,  fit  le  désespoir  et  la 
honte  des  patriotes  allemands  unitaires. 
L'unité  allemande,  un  moment  apparue  à 
leurs  yeux,  était  de  nouveau  rendue  impos- 
sible. La  république  germanique  reconsti- 
tuée à  Vienne  devait  être,  jusqu'en  1866, 
notre  sauvegarde  du  côté  du  Rhin. 

On  a  beaucoup  dit  et  l'on  répète  encore 
que  les  traités  de  1815  avaient  foulé  aux 
pieds  les  droits  des  peuples,  qu'ils  respi- 
raient l'esprit  réactionnaire  de  Metternich. 
Dans  l'intérêt  bien  entendu  de  la  France, 
on  doit  juger  que  Metternich  avait  du  bon 
puisque  le  peuple  le  plus  lésé  à  Vienne 
était  en  définitive  celui  qui  ne  devait  arriver 
à  la  plénitude  de  ses  droits  que  pour  attenter 
à  l'existence  des  autres  nations. 

Si  quelqu'un  devait  se  plaindre  des  trai- 
tés de  1815,  c'était  assurément  la  Prusse. 
Non  seulement  elle  n'avait  pas  obtenu  que 
la  France  fût  partagée,  comme  elle  l'avait 
demandé  avec  insistance,  mais  encore  elle 
ne  recevait  pas  l^prix  qu'elle  avait  elle- 


218  HISTOIRE    DE   DEUX    PEUPLES 

même  fixé  pour  sa  part  de  victoire.  La 
Prusse  n'obtenait  pas  la  Saxe,  si  con- 
voitée et  qui  lui  eût  donné,  avec  la  consis- 
tance territoriale  qu'elle  désirait,  la  domi- 
nation de  l'Allemagne  entière.  Elle  était 
mécontente  de  ces  provinces  rhénanes  qu 
lui  étaient  attribuées,  mais  dispersaient 
encore  ses  domaines,  étiraient  le  «  royaume 
de  lisières  »  et  lui  apportaient  des  popula- 
tions catholiques,  latinisées,  aussi  sympa- 
thiques à  la  civilisation  française  qu'hos- 
tiles au  régime  et  à  l'esprit  prussien  :  dans 
toute  cette  région  du  Rhin,  la  révolution  de 
1848  devait  encore  se  faire  au  cri  de  :  à 
bas  la  Prusse. 

11  existe  un  précieux  témoignage  sur  l'état 
des  esprits  dans  l'élite  prussienne  de  1815: 
c'est  le  journal  que  Stein  a  tenu  de  ses 
impressions  au  Congrès  de  Vienne.  Stein 
a  exprimé  la  déception  et  l'amertume  des 
patriotes  et  des  réformateurs  qui,  par  un 
énergique  et  patient  effort,  avaient  relevé 
l'Etat  prussien  du  désastre  d'Iéna,  et  qui, 


LA   RÉVOLUTION    ET  l'eMPTRE  219 

en  prenant  la  tête  de  la  guerre  de  l'Indé- 
pendance et  du  mouvement  nationaliste 
contre  l'occupation  napoléonienne,  avaient 
calculé  que  leur  pays  se  désignerait  à  l'Al- 
lemagne pour  accomplir  l'unité.  La  désil- 
lusion que  leur  apportaient  les  traités  de 
1815  est  allée  si  loin,  elle  est  demeurée  si 
vive  après  eux,  qu'un  Prussien  a  pu  écrire 
de  nos  jours  que  les  Français  avaient  trans- 
formé leurs  défaites  de  1814  et  de  1815  en 
une  victoire  sur  la  Prusse  et  que  Waterloo 
avait  fini  par  équivaloir  à  une  victoire  de 
la  France.  Il  ne  faudrait  pas  prendre  cette 
réflexion  au  pied  de  la  lettre,  mais  elle 
permet  de  s^  rendre  compte  du  vrai  carac- 
tère des  traités  de  Vienne,  dont  Stein  disait 
encore  qu'ils  avaient  terminé  le  mouvement 
national  allemand  de  1813  par  une  «  farce  )k 
Ajoutons  qu'en  dehors  de  la  Prusse  les 
patriotes  allemands  qui  avaient  puisé 
leurs  sentiments  nouveaux,  leurs  aspira- 
tions vers  une  grande  Allemagne  dans 
les  idées  du  siècle  et  les  exhortations  de 


220  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

Fichte  ne  haïssaient  pas  moins  ces  trai- 
tés. 

Les  patriotes  allemands  ont  souffert  pro- 
fondément des  traités  de  Vienne  qui  ajour- 
naient indéliniment  les  espérances  que  la 
guerre  de  libération  et  le  grand  mouvement 
patriotique  de  l'Allemagne  de  1813  avaient 
fait  naître.  Ranke  écrivait  en  1832:  «Jamais 
notre  patrie  n'a  été  divisée  en  autant  de 
pièces  et  de  morceaux  étrangers  les  uns  aux 
autres.  Jamais  les  principautés  n'ont  joui 
d'une  égale  indépendance  et  jamais  princes 
et  sujets  n'en  furent  plus  jaloux.  »  Ranke 
montrait  encore  que  les  mœurs  nouvelles 
introduites  au  cœur  des  Etats  par  les  char- 
tes accordées  et  par  la  généralisation  du 
régime  parlementaire  ajoutaient  aux  an- 
ciennes causes  de  division  ces  causes  de 
désordre  permanent  que  sont  les  partis.  11 
y  eut  désormais  opposition  en  Allemagne 
non  seulement  entre  les  Etats  attachés  au 
particularisme,  non  seulement  entre  les 
catholiques  et  les  protestants,  mais  encore 


LA    RÉVOLUTION    ET   l'eMPIRE  221 

entre  libéraux  et  conservateurs.  Devant 
cette  renaissance,  sous  une  forme  nouvelle, 
de  l'ancienne  anarchie  germanique,  Ranke 
désespérait  de  l'avenir,  abandonnait  le  rêve 
allemand  :  «  Ne  doit-on  pas,  s'écriait-il 
sans  s'illusionner  plus  longtemps,  renoncer 
complètement  à  toute  espérance  d'établir 
l'unité  allemande  ?  » 

On  conçoit  donc  que  les  patriotes  alle- 
mands aient  eu  de  sérieuses  raisons  de 
détester  la  Sainte-Alliance  et  les  «  tyrans  » 
conjurés  contre  leur  indépendance.  Leur 
haine  était  fondée  comme  l'était  la  haine 
des  patriotes  italiens.  Elle  alla  jusqu'à  l'ac- 
tion directe,  jusqu'à  la  propagande  par  le 
fait.  Mais  les  Français  !  Par  quelle  erreur 
ont-ils  nourri  la  même  passion  !  La  possi- 
bilité ne  leur  restait-elle  pas  toujours,  à 
la  faveur  des  circonstances  à  venir,  de  re- 
prendre la  frontièredu  Rhin,  les  frontières 
nécessaires,  un  moment  gagnées  par  la 
Révolution  mais  perdues  par  elle?  Au  lieu 
de  cela,  les  «  patriotes  »  français,  de  1815  à 


222  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

1866,  ont  brûlé  de  délivrer  leurs  frères  alle- 
mands. Henri  Heine  les  aura  inutilement 
avertis,  avec  son  ironie  coutumière,  dans  le 
préambule  de  son  livre  de  V Allemagne^ 
qu'ils  ne  voyaient  pas  l'ennemi  où  il  était 
en  vérité,  qu'ils  se  trompaient  en  s'ima- 
ginant  que  la  Germanie  leur  serait  frater- 
nelle le  jour  où  la  «  Sainte-Alliance  des 
peuples  »,  comme  chantait  Béranger,  suc- 
céderait à  la  Sainte-Alliance  des  rois.«  Pre- 
nez garde,  disait  Henri  Heine,  je  n'ai  que 
debonnes intentions,  etje  vous  dis  d'amères 
vérités  ;  vous  avez  plus  à  craindre  de  l'Alle- 
magne délivrée  que  de  la  Sainte-Alliance 
tout  entière  avec  tous  ses  Croates  et  tous 
ses  Cosaques.  »  Car  il  s'en  faut  de  beaucoup 
que  les  Cosaques  et  les  Slaves  aient  tou- 
jours été,  auxyeux  des  démocrsltes  finançais, 
les  soldats  de  la  justice  et  du  droit. 

Cette  haine  irréfléchie  des  traités  de  1 8 1 5, 
qui  a  été  là  monnaie  courante  de  la  politique 
d'opt3osition  libérale  en  France,  charge 
le  libéralisme  et  l'ancien  parti  républicain. 


LA   RÉVOLUTION    ET  l'EMPIRE  223 

qui  a  été  sdîi  héritier,  d'une  contradictioh 
véritablement  choquante  au  regard  de 
l'historien. 

Le  libéralisme  du  xix®  siècle  croyait  pos- 
séder le  moyen  de  fonder  la  paix  et  la  fra- 
ternité universelles.  Il  se  figurait  que  la 
formation  des  nationalités  serait  la  préface 
de  la  République  européenne. Les  résultats 
obtenus  Sont  dérisoires.  Ils  forit  regrettée 
le  passé.  NoUs  voyons  aujourd'hui  que  les 
traités  dé  1815  avaient  institué  en  Europe 
un  ordre  de  choses  qui  garantissait  la  paix 
mieux  que  la  Conférence  de  la  Haye  n'a 
jamais  pu  le  faire.  S'appuyant  sUr  les  prin- 
cipes de  légitimité  et  d'éqUilibt-e  introduits 
pal^  la  France  dans  le  droit  public  de  l'Eu- 
rope, les  auteurs  des  traités  de  1815  avaient 
déclaré  que  désormais  tout  agrandissement 
d'un  Etat  aux  dépens  d'un  autre  était  inter- 
dit. Quiconque  attenterait  à  l'équilibre 
établi  serait  réputé  révolutionnaire  et  per- 
turbateur de  l'ordre  européen,  au  niêrue 
titre  que  Napoléon,  et  s'exposerait  à  voir 


224  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

l'Europe  se  coaliser  contre  lui.  Une  gen- 
darmerie internationale  a  cruellement  man- 
qué à  la  France  et  à  l'Européen  1870  :  cette 
gendarmerie,  les  traités  de  1815,  restaura- 
teurs du  principe  d'équilibre  proclamé  en 
1648,  l'avaient  organisée.  Et  c'est  simple- 
ment à  1815  et  à  1648  que  tend  à  revenir  la 
coalition  qui  s'est  formée  en  1914  contre 
l'Empire  allemand.  L'équilibreeuropéen du 
XIX®  siècle  était  défini  par  Gentz,  le  publi- 
ciste  de  la  Sainte-Alliance,  de  telle  manière 
que  l'on  croirait  entendre  un  discours  de  sir 
Edward  Grey,  de  M.  Vandervelde  ou  de 
M.  Viviani: 

«  La  meilleure  garantie  de  la  tranquillité 
générale  est  la  volonté  ferme  de  chaque 
puissance  de  respecter  les  droits  de  ses 
voisins  et  la  résolution  bien  prononcée  de 
toutes,  de  faire  cause  commune  contre  celle 
qui,  méconnaissant  ce  principe,  franchi- 
rait les  bornes  que  lui  prescrit  un  système 
politique  revêtu  de  la  sanction  universelle.  » 
(Projet  d'une  déclaration  finale  des  huit 


I 


LA   RÉVOLUTION   ET  L^EMPlftÉ  225 

puissances  qui  ont  signé  l'acte  final  du 
Congrès  de  Vienne.) 

C'est  en  vertu  des  traités  de  1815  que 
l'exécution  fédérale  fut  prononcée  en  1866 
contre  la  Prusse.  Si  la  France  avait  alors 
contribué  à  faire  respecter  le  pacte  de  1815, 
Bismarck,  traité  comme  Napoléon,  se  fût 
trouvé  arrêté  dans  ses  conquêtes.  Et  la 
première  puissance  appelée  à  bénéficier 
d'une  coalition  contre  la  Prusse,  nous  ne 
le  savons  que  trop,  c'eût  été  la  France. 

La  Sainte-Alliance,  avec  ses  Congrès 
périodiques  pour  le  règlement  des  affaires 
européennes,  a  réalisé  l'effort  le  plus  sé- 
rieux qu'on  ait  vu,  dans  les  temps  mo- 
dernes, pour  garantir  la  paix  de  l'Europe. 
Cette  entente  internationale  reposait  sur 
des  principes  de  conservation  auxquels  la 
France,  pour  son  bien,  n'eût  jamais  dû 
toucher. 

Ce  fut  au  contraire  la  France,  avec  le 
gouvernement  de  Napoléon  III,  né  de  l'opi- 
nion publique,  qui  porta  atteinte  aux  trai- 

15 


226  HISTOIRE    ÛE  DEUX    PEUPLES 

tés  de  1815  et  qui  inaugura,  contre  eux, 
la  politique  des  nationalités.  Nous  savons 
ce  qui  en  est  issu  :  nos  défaites,  la  muti- 
lation de  notre  territoire,  notre  abaisse- 
ment, la  grandeur  des  puissances  rivales 
et,  en  1914,  une  guerre  plus  terrible  que 
toutes  les  autres,  une  cinquième  invasion. 
Le  milieu  du  xix^  siècle,  à  ce  point  de  vue, 
est  une  grande  date  européenne,  dont  les 
effets  se  font  sentir  jusqu'à  nous.  L'unité 
allemande,  refoulée,  redevenue  chiméri- 
que en  1815,  rentre  dans  le  domaine  des 
choses  possibles  après  1848.  Il  nous  reste 
à  voir  comment  la  dynastie  des  Hohenzol- 
lern  a  su  utiliser  les  erreurs  et  les  fautes 
de  la  F'rance  pour  faire  de  l'Allemagne 
une  puissance  unie,  redoutable  pour  tous 
les  peuples. 


CHAPITRE   V 

«    LA    POLITIQUE    QUE    LE    PEUPLE    ÉLABORAIT 
DEPUIS    1815  »  NOUS    CONDUIT  A    SEDAN 


La  Confession  d'un  enfant  du  siècle,  d'Al- 
fred de  Musset, a  fixé  l'image  de  la  «géné- 
ration ardente,  pâle,  nerveuse  »  des  Fran- 
çais «  conçus  entre  deux  batailles  »  et  qui 
arrivaient  à  l'adolescence  au  moment  de 
Waterloo.  Cette  France-là  a  souffert  de  ce 
qu'on  a  justement  appelé  «  la  maladie  de 
1815  ».  Ce  mal,  si  pareil  au  fameux  mal 
romantique,  tenait  aux  mêmes  causes.  Il 
était  fait  d'aspirations  vives  et  confuses,  où 
se  mêlaient  les  traditions  de  gloire  et  de 
liberté,  les  souvenirs  de  la  Révolution  et  de 
l'Empire,  l'ébranlement  laissé  dans  toutes 
les  libres  par  les  aventures  prodigieuses 


É 


228  HISTOIRE   i)E   DEUX   PEUPLES 

que  la  F'rance  venait  de  courir  pendant 
vingt-cinq  ans.  L'accablement  de  la  défaite 
finale  ajoutait  à  cet  état  de  la  sensibilité 
un  élément  d'amertume  et  de  révolte.  Entre 
ce  mélange  d'enthousiasme  et  de  névrose  et 
le  réalisme  des  hommes  politiques  de  la 
Restauration,  un  malentendu  ne  pouvait 
manquer  de  se  produire.  Sur  ce  malen- 
tendu, la  tentative  de  renouer  la  confiance 
entre  la  France  et  les  Bourbons  allait 
échouer. 

La  monarchie,  après  avoir  relevé  la 
France  qu'elle  avait  retrouvée  si  bas,  pou- 
vait compter  sur  la  possibilité  de  poursui- 
vre sa  tâche,  sinon  sur  la  reconnaissance  des 
Français.  Elle  n'eut  pas  besoin  de  cette 
récompense  pour  travailler  au  bien  public. 
Jamais  un  mot  d'amertume  n'aéchappéaux 
Bourbons.  Charles  X,  ce  roi  difïamé,  et 
dont  M.  Emile  Ollivier  a  pu  dire  qu'il  était 
«  passionné  pour  le  relèvement  national  », 
a  repris  le  chemin  de  l'exil  sans  avoir  ma- 
nifesté   l'ombre    de    la    douleur    étonnée 


LA    MALADIE  DE    1815  229 

qu'exprimait  Villèle  lorsqu'il  constatait  que 
la  Restauration  avait  rendu  à  la  France  son 
rang  en  Europe,  l'ordre,  le  repos,  la  pros- 
périté et  que  la  France  semblait  ne  pas  ap- 
précier ces  bienfaits. 

Nous  aussi,  nous  sommes  portés  à  nous 
étonner,  à  distance,  que  la  France,  après 
Waterloo,  ne  fût  pas  lassée  par  de  longues 
années  de  guerres  et  de  conquêtes  inutiles. 
On  aurait  pu  croire  que  la  Restauration 
aurait  fait  goûter  au  pays  la  tranquillité 
qu'il  lui  avait  rendue  sans  rien  lui  faire  per- 
dre en  durables  profits  ni  en  gloire  militaire  : 
l'Espagne,  la  Grèce,  TAlgérie  pouvaient 
satisfaire  un  peuple,  même  rendu  difficile 
en  fait  d'exploits  guerriers.  C'eût  été  comp- 
ter sans  la  politique  des  partis,  régulière- 
ment installée  dès  lors.  La  France  ne  fut 
pas  plus  tôt  sortie  de  la  liquidation  de  l'Em- 
pire, que  les  partis  s'emparèrent  de  la  po- 
litique étrangère  comme  de  l'arme  la  plus 
efficace  et  la  plus  meurtrière  dans  la  lutte 
de  tous  les  jours.  Les  relations  de  l'État 


230  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

avec  l'extérieur  devenant  une  occasion  de 
guerre  civile,  un  prétexte  d'opposition  ou 
de  surenchère,  c'était  la  patrie  elle-même 
avec  ses  intérêts,  sa  sécurité,  ravalée  au 
rang  d'enjeu  de  la  bataille  électorale  et  par- 
lementaire. On  vit  cela  dès  la  Restauration. 
C'est  sur  ce  domaine  réservé,  sacré,  de  la 
politique  extérieure  que  la  campagne  la 
plus  vive  fut  menée  contre  Louis  XVII 1  et 
Charles  X.  Et  pourquoi  ce  choix  ?  C'est 
que  les  partis  d'opposition  se  sentaient  ap- 
puyés par  le  sentiment  patriotique  induit 
en  erreur,  trompé  sur  lui-même  par  les  sou- 
venirs révolutionnaires  et  napoléoniens. 
Flatter  ce  qu'on  a  nommé  «  la  manie  de  la 
gloire  et  de  la  conquête  »  fut  l'entreprise  à 
laquelle  se  voua  l'opposition,  sur  le  thème 
de  la  France  humiliéepar  les  traités  de  1 8 1 5 
et  mise  à  la  remorque  des  puissances  abso- 
lutistes, de  la  monarchie  payant  à  l'étran- 
ger (selon  une  légende  absurde,  mais  effi- 
cace), les  services  qu'elle  avait,  disait-on, 
reçus  de  lui.  Sans  égard  à  ce  qu'avait  déjà 


LA  maladif:  de   1815  S831 

fait  la  Restauration  ni  à  ce  qu'elle  projetait 
encore  pour  réparer^  avec  l'aide  du  temps 
et  des  circonstances,  les  dernières  consé- 
quences de  Waterloo,  les  hommes  de  l'op- 
position libérale  ne  craignirent  pas  de 
recourir  à  cette  arme  pour  servir  leur  am- 
bition personnelle,  grandir  leur  popularité 
et  assurer  leur  gloire  à  n'importe  quel  prix. 
La  surprise  que  l'acharnement  de  ses 
adversaires,  parmi  lesquels  il  y  avait  aussi 
des  légitimistes,  causait  au  sage  Villèle,  ve- 
nait de  sa  sagesse  même.  Ce  bon  ministre, 
cet  administrateur  au  sens  rassis,  ne  tenait 
pas  compte  de  la  «  maladie  de  1815  »,  du 
démon  qui  tourmentait  les  Français,  les 
poussait  à  travailler  contre  leur  bien  le  plus 
évident.  D'autres  royalistes,  qui  étaient  eux- 
mêmes  des  «  enfants  du  siècle  »,  qui  trou- 
vaient prosaïque  l'œuvre  de  Louis  XVUJ, 
nourrissaient  d'ailleurs  à  ce  moment  même 
l'idée  que  la  monarchie  pouvait  et  devait 
reprendre  le  programme  du  patriotisme 
révolutionnaire  :  nationalités  et  conquêtes. 


232  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

C'était  la  politique  que  Chateaubriand  avait 
recommandée  avec  éloquence,  irritation 
et  mauvaise  humeur,  celle  que  Polignac 
devait  essayer  d'entreprendre. 

Belle  imagination,  tête  assez  faible  et 
chimérique,  Polignac  eut  l'intuition  d'une 
politique  capable  de  rendre  à  la  royauté 
une  popularité  rebelle.  Il  tenta,  mais  avec 
des  moyens  insuffisants,  sans  l'organisa- 
tion ni  la  préparation  nécessaires,  ce  que 
Napoléon  III  devait  entreprendre  plus  tard: 
une  politique  conservatrice  à  l'intérieur 
masquée  par  une  éclatante  satisfaction  don- 
née à  l'extérieur  aux  aspirations  libérales. 
Le  grand  projet  de  remaniement  de  l'Eu- 
rope, qu'il  mit  sur  pied  avec  Bois-le-Comte 
durant  les  dernières  années  de  la  Restaura- 
tion, était,  à  la  vérité,  impraticable,  et  même 
franchement  mauvais  et  imprudent  en 
quelques-unes  de  ses  parties  (celles  où, 
remaniant  la  Confédération  germanique,  il 
retombait  dans  les  erreurs  de  la  période 
révolutionnaire  et  achetait  la  reprise  de  la 


LA  MALADIE    DE    1815 


233 


frontière  du  Rhin  par  le  système  si  dange- 
reux des  «  compensations  »,  qui  devait  con- 
sommer la  ruine  du  Second  Empire).  Poli- 
gnac  tomba  et  son  projet  avec  lui:  ni  lui,  ni 
Chateaubriand  n'avaient  réussi  à  convaincre 
l'opinion  publique  qu'un  Bourbon  pût  con- 
tinuer la  politique  de  Napoléon,  —  celle  de 
Waterloo  et  de  Sedan.  Cette  incrédulité 
est  aujourd'hui  un  des  titres  de  la  monar- 
chie à  l'estime  et  au  regret  des  Français. 

En  même  temps  que  Polignac,  Charles  X 
succombait.  En  môme  temps  aussi  se  fer- 
mèrent les  perspectives  qui  s'étaient  ou- 
vertes pour  nous  et  que  des  esprits  plus 
mûrs,  plus  sages  auraient  pu  utiliser  à  bref 
délai. 

Avec  la  Révolution  de  1830  furent  anéan- 
tis, en  effet,  les  résultats  de  quinze  années 
de  politique  patiente,  prudente  et  sans  faux 
pas.  Le  premier  effet  du  renversement  de 
Charles  X  fut  de  replacer  la  France  dans  la 
situation  critique  de  1814  et  de  1815:  en 
face  d'une  France  révolutionnaire,  les  puis-- 


234  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

sances  redoutèrent  le  recommencemeri'tde 
laguerre  de  propagande  et  de  prosélytisme. 
Le  pacte  de  Chaumont  se  reforma  sur  le 
champ.  La  France  qui,  la  veille  encore,  par- 
ticipait à  la  Sainte-Alliance,  fut  mise  à  l'in- 
dex par  les  souverains  coalisés.  L'alliance 
russe,  si  bien  engagée,  fut  brisée  pour 
n'être  plus  reprise  que  de  nos  jours.  Rien 
ne  resta,  ni  des  avantages  acquis  ni  des 
promesses  encore  plus  belles.  Après  les 
journées  de  Juillet,  tout  fut  à  refaire 
pour  rendre  à  la  France  non  seulement  sa 
place,  mais  une  place  en  Europe.  Un  autre 
Bourbon,  nouveau  forçat  de  la  couronne, 
devait  pourtant  se  trouver  pour  reprendre 
la  tâche  et  pour  échouer  à  son  tour  devant 
les  mêmes  passions,  les  mêmes  erreurs  de 
la  démocratie. 

Le  soir  du  31  juillet  1830,  lorsque  la 
solution  Orléans  commençait  à  prévaloir, 
Cavaignac,  un  des  chefs  de  la  Révolution, 
posait  à  Louis-Philippe  cette  question  préa- 
lable :  «  Quelle  est  votre  opinion  sur  les 


LA  MALADIE    DE    1815  235 

traités  de  1815? Ce  n'est  pas  une  révolution 
libérale,  prenez-y  garde,  c'est  une  révolu- 
tion nationale.  La  vue  du  drapeau  tricolore, 
voilà  ce  qui  a  soulevé  le  peuple,  et  il  serait 
certainement  plus  facile  de  pousser  de  Paris 
sur  le  Rhin  que  sur  Saint-Cloud.  » 

Ces  paroles  témoignent  clairement  que 
la  raison  profonde  de  la  révolution  de  juil- 
let était  la  rancune,  l'obsession  laissée 
par  les  traités  de  1815.  Quand  ils  chas- 
saient Charles  X,  les  Parisiens  songeaient 
moins  à  conquérir  la  liberté  politique  qu'à 
poursuivre  au  dehors  le  programme  révo- 
lutionnaire et  napoléonien,  à  qui  le  «  testa- 
ment de  Sainte-Hélène  »  avait  donné  la  force 
d'un  évangile.  C'était  un  premier  essai  pour 
imposer  ce  que  M .  Emile  Ollivier ,  qui  devait 
en  être  le  serviteur,  a  pompeusement 
nommé  «  la  politique  que  le  peuple  élabo- 
rait depuis  1815  ». 

Choisi,  «  quoique  Bourbon  »,  pour  le 
trône  d'une  nouvelle  monarchie  constitu- 
tionnelle, Louis-Philippe,  justement  parce 


236  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

qu'il  était  un  Bourbon,  ne  devait  pas  permet- 
tre que  la  France  courût  au  suicide.  A  peine 
avait-il  commencé  de  régner  que  le  malen- 
tendu, le  conflit  renaissaient.  Louis-Phi- 
lippe, la  postérité  a  fini  par  le  reconnaître, 
a  épargné  à  la  France  une  catastrophe  en 
1840.11  a  sauvé  notre  pays  en  1914  en  aidant 
à  constituer  une  Belgique  indépendante,  en 
faisant  reconnaître  la  neutralité  du  nouvel 
Etat  belge  :  tel  a  été,  comme  l'a  dit  le  duc 
de  Broglie,  le  «  dernier  bienfait  de  la  mo- 
narchie »,  un  bienfait  dont  nous  venons 
d'éprouver  tout  le  prix.  Combien  de  Fran- 
çais se  doutent  en  ce  moment  qu'ils  ont  été 
protégés,  à  près  de  quatre-vingts  ans  de 
distance,  par  la  pensée  salutaire  du  plus 
ridiculisé  peut-être  de  tous  nos  chefs 
d'Etat  ?  Les  Français  d'alors  n'y  avaient 
rien  compris.  Leur  légèreté,  leur  aveugle- 
ment avaient  été  effroyables.  La  politique 
«  que  le  peuple  élaborait  depuis  1815  » 
méprisait  les  prudentes  conceptions  diplo- 
matiques qui   devaient  un  jour  sauver  la 


LA   MALADIE    DE    I8IB  23? 

nation.  La  démocratie  n'était  pas  éloignée 
de  voir  une  trahison  dans  toute  œuvre  de 
salut  public.  Qu'on  la  laissât  faire  :  elle 
assurerait  en  quelques  instants  la  gran- 
deur de  la  France  et  le  bonheur  des  peu- 
pies.  Déplorable  présomption... 

C'est  en  excitant  la  «  maladie  de  1815  » 
que  les  éléments  républicains  et  bonapar- 
tistes, unis  par  la  même  pensée  qui  avait 
fait  de  Napoléon  l'exécuteur  du  programme 
révolutionnaire,  ont  entretenu  l'impopula- 
rité de  la  monarchie  de  juillet.  Par  elle,  la 
France  était  inactive  et  humiliée  en  Europe  : 
ainsi  parlaient  avec  une  ardeur  persua- 
sive les  «  patriotes  »  qui  voulaient  la 
guerre  contre  les  rois.  «  Honte,  mille  fois 
honte  à  l'impertinent  et  lâche  système  qui 
veut  proclamer  l'égoïsme  politique  de  la 
France  »,  s'écriait  Armand  Carrel.  La 
«  cause  des  peuples  »  enivrait  ces  fils  de 
1792.  Comme  Louis  Blanc  l'a  écrit  dans 
son  Histoire  de  dix  ans  :  «  La  passion  démo- 
cratique vivait  alors  plus  de  la  vie  des  autres 


238  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

nations  que  de  la  sienne  propre.  »  Et  c'est 
Louis  Blanc  qui  a  dit  encore  :  «  Nous 
vivions  surtout  en  Pologne.  »  Non  pas  seu- 
lement en  Pologne  :  la  démocratie  vivait 
encore  en  Italie,  en  Allemagne,  — partout, 
sauf  en  France.  Gomme  on  voit  bien  que  la 
France  n'avait  pas  alors  auprès  d'elle  la  me- 
nace d'un  vaste  Empire  militaire,  toujours 
prêt  à  l'inonder  de  ses  millions  de  soldats! 
Les  rêveries,  les  illusions  d'une  foule 
ignorante,  d'une  jeunesse  enthousiaste  et 
mystique,  de  meneurs  exaltés  par  la  lecture 
solitaire  trouvent  peut-être  une  excuse  au 
jugement  des  Français  d'aujourd'hui,  sen- 
sibles à  cette  exaltation  et  à  ce  lyrisme, 
quoique  les  effets  s'en  fassent  cruellement 
sentir  pour  nous.  Cette  excuse  n'existe  pas 
pour  des  hommes  mûrs,  gourmés,  rompus 
aux  affaires,  à  qui  leur  éducation,  leur  rang 
social  auraient  dû  procurer  les  moyens 
d'acquérir  de  l'expérience  et  de  s'abriter 
contre  les  excitations  du  vulgaire.  Dans 
un  Parlement  qui  n'était  pas  issu  du  suf- 


LA    MALADIE    DE     1815  239 

frage  universel,  mais  du  suffrage  restreint, 
de  la  bourgeoisie  riche  et  éclairée,  Louis- 
Philippe  retrouva  les  folies  de  la  rue.  Elles 
prenaient  sans  doute  une  expression  solen- 
nelle. Elles  empruntaient  le  langage  des 
hommes  d'État.  Elles  adoptaient  le  ton  de 
la  tribune  aux  harangues,  des  académies, 
des  salons.  Ces  folies  étaient  les  mêmes, 
pourtant,  que  celles  de  l'étudiant.  Les  su- 
perbes doctrinaires  méprisaient  profon- 
dément, —  après  avoir  accepté  leur  con- 
cours en  1830,  —  les  émeutiers,  les  dres- 
seurs de  barricades,  les  petits  journalistes 
républicains.  Ils  partageaient  les  mêmes 
erreurs.  Haut  sur  sa  cravate,  un  Duvergier 
de  Hauranne,  dans  un  livre  qui  fît  du  bruit 
en  son  temps  :  la  Politique  extérieure  de  la 
France^  faisait  écho  à  Carrel  et  à  Marrast, 
demandait  comme  eux  que  la  France  prêtât 
«  partout  appui  aux  peuples  contre  les  gou- 
vernements »,  prît  en  Europe  la  direction 
«  du  grand  mouvement  révolutionnaire  et 
libéral  »  dont  elle  était  «  la  tête  et  le  cœur». 


240  HISTOIRE   DE   DEtJX   PEUPLES 

C'est  contre  cette  politique-là  que  Louis- 
Philippe,  pendant  dix-huit  ans,  s'est  épuisé 
à  lutter,  à  faire  prévaloir  ses  vues  sages  et 
pénétrantes  sur  la  situation  de  la  France 
en  Europe  et  sur  la  tâchequ'ily  avait  àrem- 
plir  pour  maintenir  l'équilibre  en  résistant 
à  la  poussée  des  nationalités  au  lieu  de  la 
favoriser.  Telle  fut  sa  fameuse  politique 
personnelle  pour  laquelle  il  fut  incessam- 
ment harcelé. 

L'exploitation  de  la  politique  extérieure 
par  des  théoriciens  dont  l'amour-propre 
eût  mis  le  feu  au  monde,  ou  par  des  ambi- 
tieux qui  eussent  établi  leur  gloire  jusque 
sur  les  ruines  delà  patrie,  c'est  le  scandale 
du  parlementarisme  sous  la  monarchie  de 
juillet. Ce  qu'on  avait  vu  sous  Charles  X  fut 
singulièrement  aggravé.  Ace  point  de  vue, 
on  doitconsidérer  avec  attention  lacarrière 
de  Thiers  pendant  le  règne  de  Louis-Phi- 
lippe. Thiers  n'était  pas  un  doctrinaire  mais 
un  esprit  prompt  à  varier,  avide  de  gloire 
et  de  succès.   Intelligence  d'ailleurs  mer- 


LA  MALADIE    DE    1815  241 

veilleusement  lucide,  propre  à  tout  com- 
prendre, à  tout  exécuter  :  le  mauvais  comme 
le  bon.  En  1836,  à  son  entrée  aux  affaires, 
l'accord  avec  TAutriche,  la  politique  con- 
servatrice, l'entente  avec  les  puissances 
continentales  étaient  à  l'ordre  du  jour. 
Thiers  approuva  cette  politique,  en  fit  sa 
chose.  Louis-Philippe  projetait,  pour  con- 
sacrer sa  pensée  bourbonienne,  de  donner 
une  archiduchesse  d'Autriche  pour  femme 
au  duc  d'Orléans.  Ce  projet  du  roi  devint 
plus  précieux  à  Thiers  qu'au  roi  et  au  jeune 
prince  eux-mêmes.  Thiers  se  jura  d'y  réus- 
sir, estimant  que,  par  un  début  si  brillant, 
son  ministère  acquerrait  et  du  lustre  et  de 
la  solidité.  11  advint  que,  la  cour  d'Autriche, 
sous  l'inspiration  de  Metternich,  repoussa, 
pour  beaucoup  de  raisons,  danslequelles  la 
hâte  excessive  de  Thiers  ne  fut  pas  sans 
entrer,  la  demande  du  fils  de  Louis-Phi- 
lippe. Thiers  en  fut  plus  mortifié  que  per- 
sonne. Cet  échec  retombait  sur  lui  et  sur 
son  ministère.  Il  en  garda  rancune  à  Mét- 
is 


%a  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

ternich,  et  il  transforma  aussitôt  en  système 
politique  son  amour-propre  blessé.  Désor- 
mais, Thiers  se  proclamera  l'adversaire  des 
puissances  absolutistes,  se  rejettera  vers 
les  alliances  libérales.  Il  proposera,  par 
esprit  de  vengeance,  une  intervention  fran- 
çaise en  faveur  des  radicaux  espagnols. 
C'est  alors  que  Louis-Philippe,  n'hésitant 
pas  à  se  découvrir  encore  une  fois,  cassera 
Thiers  comme  il  avait  cassé  le  duc  de 
Broglie,  pour  sauvegarder  l'intérêt  du 
pays. 

Tout  le  règne  de  Louis-Philippe  s'écoula 
ainsi  en  luttes  entre  le  roi  d'une  part,  les 
parlementaires  et  l'opinion  de  l'autre,  —  les 
parlementaires  égarés  par  leur  esprit  de 
système,  leur  esprit  de  parti,  leur  ambi- 
tion personnelle,  l'opinion  abusée  par  de 
creuses  déclamations  sur  les  peuples  op- 
primés et  la  solidarité  révolutionnaire. 
Pendant  ces  dix-huit  années  de  combat,  les 
années  oii  prévalurent  les  avis  de  la  cou- 
ronne (du  Château,  comme  disait  la  satire). 


LA    MALADIE  DE    18i^  243 

furent  aussi  leg  meilleures.  Mais  personne, 
même  parmi   ceux  qui  l'avaient  fait  roi, 
n'en  sut  gré  à  Louis-Philippe,  personne  ne 
voulut  comprendre  la  sagesse  et  la  pré 
voyance  de  sa  politique.  On  vit,  en  1839, 
une  des  manifestations  les  plus  significa- 
tives de  toute  la  vie  parlementaire  de  la  mo- 
narchie de  Juillet  :  les  chefs  de  groupe  et 
de  clan   évincés,    toutes  les  illustrations 
avides  de  pouvoir,  tous  les  amours-proprep 
blessés  s'unirent  alors  pour  arracher  au 
roi  la  direction  des  affaires.  Ce  fut  la  coa- 
lition menée  par  Broglie,  par  Thiers  et  par 
Guizot.  Ainsi  ces  trois  hommes  politiques 
ont    pris,  à   doses   égales,    leur    part    de 
responsabilité  dans  l'événement  interna^ 
tional  de  1840,  si  grave  pour  la  France, 
qui  se  préparait.  Gomme  sous  la  Restau- 
ration, la  politique  étrangère  elle-même, 
elle  surtout,  fut  l'arme  dont  les  partis  se 
servirent  contre  la  couronne.   Mole   suc- 
comba à  r  ((  immorale  et  funeste  coalition  », 
et  le  roi,  dont  le  pouvoir  personnel  était 


244  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

visé  derrière  Mole,  fut  atteint  en  même 
temps  que  lui. 

Ce  triomphe  de  la  politique  des  partis 
reçut,  malheureusement  pour  la  France, 
un  châtiment  éclatant  et  rapide.  La  coali- 
tion parlementaire  reprochait  à  Louis- 
Philippe  de  manquer  de  fierté  vis-à-vis  de 
l'étranger.  Or  il  advint  que  Thiers,  rentré  au 
pouvoir,  inaugura  une  politique  active  et 
provocante,  dont  le  principe  fut  de  soute- 
nir Méhémet-Ali  contre  le  Sultan  et  au  be- 
soin contre  l'Europe.  Thiers  avait  pris  le 
ministère  le  P''  mars  1840.  Le  15  juillet, 
la  France  apprenait  soudainement  que  les 
quatre  grandes  puissances  avaient  réglé  la 
question  d'Orient  sans  elle,  sans  la  consul- 
ter, sans  même  l'avertir.  Nous  étions  reve- 
nus à  la  situation  de  1830  et  de  1814,  avec 
la  Sainte-Alliance  contre  nous.  Mais,  aux 
gouvernements,  s'étaient  joints  les  peuples. 
Il  fallut  compter  cette  fois  avec  le  natio- 
nalisme germanique  réveillé  et  qui  avait 
retrouvé  sa  violence  des  temps  napoléo- 


LA  MALADIE    DE    1815  245 

niens  et  de  la  guerre  d'Indépendance. 
Thiers  avait  bravé  l'Europe.  Il  avait  ré- 
chauffé les  souvenirs  de  la  Révolution  et  de 
l'Empire.  11  envisageait  sans  déplaisir  une 
guerre  de  la  France  contre  l'Europe  entière, 
guerre  absurde,  mais  qui  l'eût  couvert  de 
gloire,  quelle  qu'en  fût  l'issue.  On  le  trou- 
vait dans  son  cabinet,  couché  à  plat  ventre 
sur  des  cartes  où,  tel  Bonaparte,  il  préparait 
ses  batailles...  La  guerre  fut  évitée  encore 
une  fois  par  Louis-Philippe  qui,  heurtant 
l'opinion,  au  risque  de  passer  pour  pusilla- 
nime, et  n'hésitant  pas  à  découvrir  sa  per- 
sonne, réparait  la  faute  de  son  ministre 
parlementaire.  Louis-Philippe  s'était  mis 
courageusement  en  travers  du  courant  qui 
entraînait  la  France  vers  une  guerre  iné- 
gale avec  l'Europe.  Il  ne  craignit  pas 
de  s'exposer  lui-même,  de  sortir  de  sa  neu- 
tralité constitutionnelle,  de  braver  l'im- 
popularité en  résistant  à  ce  qu'il  appelait 
avec  sagesse  «  la  lutte  d'un  contre  qurotre». 
Mais  Thiers  ayant  offert  sa  démission  au 


246  HISTOIRE    DE    DEUX   PEUPLES 

roi  qui  lui  refusait  «  sa  »  guerre,  Louis- 
Philippe  ne  voulut  pourtant  pas  qu'il  fût  dit 
que  le  ministre  dont  il  n'approuvait  pas  la 
politique  eût  quitté  les  affaires  sous  la  me- 
nace de  l'étranger.  Ce  fut  Thiers  encore  qui , 
en  octobre  1840,  procéda  aux  préliminaires 
de  l'arrangement  très  honorable  par  lequel 
notre  protégé  Méhémet-Ali,  en  échange  de 
la  Syrie  restituée  au  Sultan,  recevait  l'inves- 
titure héréditaire  pour  l'Egypte  que  les 
puissances,  en  juillet,  voulaient  lui  retirer. 
Thiers  ne  quitta  le  pouvoir  qu'après  un 
discours  parlementaire  où,  par  une  der- 
nière rodomontade,  et  pour  sauver  son 
échec,  il  se  plaisait  à  braver  l'Europe  en- 
core une  fois  *. 


1.  On  trouvera  au  tome  III  du  Manuel  de  politique  étran- 
gère de  M.  Emile  Bourgeois  une  appréciation  équitable  du 
rôle  joué  par  la  monarchie  de  juillet  dans  cette  crise. 
M.  Bourgeois,  entre  beaucoup  d'autres  citations  qui  sont  à 
^'honneur  de  Louis-Philippe,  reproduit  ce  mot  de  Guizot 
auquj'  il  semble  s'associer:  «...  Un  service  immense  rendu 
au  pays,  scivice  analogue  à  ceux  que  la  couronne  lui  avait 
rendus  plusieurs  fois  en  de  semblables  circonstances.  » 


LA    MALADIE  DE    1813  247 

La  monarchie  avait  sauvé  la  France 
d'une  guerre  désastreuse,  du  Waterloo 
ou  du  Sedan  dans  lequel  l'eût  précipitée 
l'aveuglement  de  l'opinion,  aggravé  par 
l'amour-propre  des  chefs  parlementaires, 
exploité  par  le  régime  des  partis.  Cepen- 
dant l'entreprise  guerrière  dans  laquelle 
Thiers,  par  vanité,  eût  lancé  tout  un 
peuple,  laissait  en  Europe  des  ferments  dan- 
gereux pour  la  France.  En  Allemagne,  le 
nationalisme  semblait  vouloir  garder  son 
exaltation.  C'est  ce  que  Metternich  obser- 
vait avec  sa  pénétration  et  son  ironie  hau- 
taine :  «  M.  Thiers,  disait-il,  aime  à  être 
comparé  à  Napoléon.  Eh  !  bien,  en  ce  qui 
concerne  l'Allemagne,  la  ressemblance 
est  parfaite  et  la  palme  appartient  même  à 
M.  Thiers.  Il  lui  a  suffi  d'un  court  espace 
de  temps  pour  conduire  ce  pays-là  où  dix 
années  d'oppression  l'avaient  conduit  sous 
l'Empereur.  »  Et  Henri  Heine  n'en  jugeait 
pas  autrement  que  le  technicien  de  la 
Sainte-Alliance:  «  M.  Thiers w,a-t-il  écrit, 


248  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

«  par  son  bruyant  tambourinage,  réveilla 
notre  bonne  Allemagne  de  son  sommeil 
léthargique  et  la  lit  entrer  dans  le  grand 
mouvement  de  la  vie  politique  de  l'Europe. 
Il  battait  si  fort  la  diane  que  nous  ne  pou- 
vions plus  nous  rendormir,  et,  depuis,  nous 
sommes  restés  sur  pied.  Si  jamais  nous 
devenons  un  peuple,  M.  Thiers  peut  bien 
dire  qu'il  n  y  a  pas  nui,  et  l'histoire  alle- 
mande lui  tiendra  compte  de  ce  mérite.  » 
Ces  lignes  étaient  imprimées  en  1854.  Seize 
ans  plus  tard  l'événement  donnait  raison 
à  Henri  Heine  :  c'était  Sedan... 

Cependant,  en  France  non  plus,  l'alarme 
de  1840  ne  fut  pas  perdue  pour  tout  le 
monde.  Un  des  complices  de  «  l'immorale 
et  funeste  coalition  »  comprit  l'étendue  de 
sa  faute.  Il  l'a  même,  par  la  suite,  recon- 
nue publiquement.  C'était  Guizot.  Guizot, 
se  séparant  de  Thiers  et  des  parlementaires, 
laissant  la  basse  politique  des  partis, devait 
dès  lors  travailler  avec  Louis-Philippe  à 
réparer  le  mal  qu'il  avait  causé.  11  fut  le 


I 


LA    MALADIE  DE    1815  249 

Molé  de  la  seconde  partie  du  règne.  Et  il 
est  juste  de  dire  aussi  que  le  duc  de  Bro- 
glie,  un  des  premiers,  avait  entendu  la 
sévère  leçon  donnée  par  l'Europe,  renoncé 
à  son  intransigeance  doctrinaire  et  aidé  le 
roi  à  conjurer  le  péril. 

Tout  était  à  refaire  pour  rendre  à  la 
France  sa  véritable  politique  nationale,  la 
politique  de  sa  sécurité  et  de  ses  intérêts. 
Grâce  à  Louis-Philippe  encore,  aidé  des 
collaborateurs  nouveaux  que  l'expérience 
avait  formés,  les  fils  rompus  furent  re- 
noués avec  patience  et  avec  art.  Premier 
stade  :  l'alliance  des  temps  de  crise,  l'al- 
liance anglaise.  Second  stade  :  brillante 
rentrée  dans  la  politique  traditionnelle, 
dans  la  politique  bourbonienne,  par  les 
mariages  espagnols.  Troisième  stade:  en- 
tente avec  Metternich  pour  prévenir  les 
troubles  et  les  révolutions  qui  s'annon- 
çaient dans  l'Europe  centrale  et  qui  me- 
naçaient la  France  autant  et  au  même 
titre  que  l'Autriche, 


250  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

On  a  quelquefois  objecté  à  ceux  qui  blâ- 
ment la  politique  du  second  Empire  et  la 
politique  des  nationalités  :  comment  pou- 
vez-vous  savoir  si  le  cours  de  l'histoire 
aurait  pu  être  changé  ?  Par  quels  moyens 
aurait  pu  être  empêchée  la  formation  de 
l'unité  allemande  ? 

Il  apparaît  qu'il  était  très  simple,  et 
qu'il  était  suffisant,  de  continuer  ce  qui 
avait  été  combiné  en  1847.  A  ce  moment, 
Frédéric-Guillaume  IV,  abandonnant  la 
Sainte-Alliance,  laissait  percer  les  projets 
de  la  Prusse  en  soutenant  le  mouvement 
libéral  allemand,  en  convoquant  les  États 
provinciaux  prussiens  pour  accuser  sa  rup- 
ture avec  ce  qu'on  nommait  l'absolutisme, 
en  prenant  enfin  contre  l'Autriche  et  les 
cours  moyennes  la  direction  du  mouvement 
unitaire  et  national  en  Allemagne.  C'étaient 
les  ambitions  prussiennes  qui  se  rani- 
maient. Contre  ces  ambitions,  une  alliance 
éprouvée  se  reforma  :  celle  de  la  France 
et  de  l'Autriche,  qui  avaient  un  intérêt  égal 


LÀ    MALADIE    DE   1815  25l 

à  les  arrêter  et  à  protéger  l'indépendance 
des  Etats  allemands  de  second  ordre.  L'en- 
tente se  réalisa  entre  Guizot  et  Metternich 
telle  qu'elle  s'était  nouée  quatre-vingt-dix 
ans  plus  tôt  entre  Kaunitz  et  Bernis.  C'était, 
comme  en  1756,  une  alliance  conserva- 
trice destinée  à  prévenir  un  bouleversement 
de  l'ancien  monde,  un  déplacement  de  l'é- 
quilibre des  forces  dans  l'Europe  centrale. 
A  ce  moment,  en  effet,  une  agitation 
nouvelle,  fomentée  d'ailleurs  par  Palmers- 
ton,  paraissait  en  Italie.  Guizot  et  Louis- 
Philippe  étaient  sagementopposés  à  l'unité 
italienne.  Il  n'était  plus  à  craindre,  comme 
quelques  années  auparavant,  que  l'Autri- 
che s'emparât  de  la  péninsule  entière.  Là 
encore,  l'Autriche  et  la  France  pouvaient 
s'entendre.  On  s'accorda  dans  les  con- 
ditions les  plus  adroites  et  les  plus  pré- 
voyantes. L'Autriche  était  suspecte  en 
Italie  :  c'est  à  la  France  que  serait  confiée 
•la  pacification  italienne.  La  France  était 
redoutée  en  Allemagne  :  c'était  l'Autriche 


252  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

qui  se  chargerait  d'y  rétablir  l'ordre.  Pro- 
gramme excellent,  et  dont  on  peut  d'autant 
mieux  apprécier  l'excellence,  que  c'est 
exactement  le  programme  inverse  qu'exé- 
cutera Napoléon  III  en  1859  et  en  1866  et 
qui  nous  conduira  au  désastre  de  1870... 

((  Tenir  bon  »,  tel  était  le  mot  d'ordre 
de  Metternich  en  février  1 848.  A  ce  moment, 
la  situation  de  la  France  en  Europe  était 
des  plus  favorables.  La  France  se  trouvait 
dans  la  meilleure  posture  pour  attendre  les 
événements.  1830  et  1840  étaient  effacés. 
Le  tsar  lui-même  fléchissait  dans  son  op- 
position à  la  monarchie  de  juillet.  Gomme 
on  l'a  écrit,  la  France  aux  premiers  jours 
de  1848  «  avait  reconquis  la  faculté  de  faire 
au  dehors  de  la  grande  politique  ». 

C'est  alors  qu'éclate  une  révolution  nou- 
velle, une  révolution  qui  demande  autant 
de  «  réformes  »  au  dehors  qu'au  dedans, 
qui  s'insurge  autant  contre  la  politique  exté- 
rieure que  contre  la  politique  intérieure, 
qui  proclame  le  droit  des  peuples  bien  plus 


LA  MALADIE    DE    1815  253 

même  que  le  droit  du  peuple  français, 
révolution  qui  est  internationale,  qui  est 
allemande,  qui  est  italienne,  qui  est  polo- 
naise, quoiqu'elle  éclate  à  Paris,  et  qui 
affirme  son  caractère  et  sa  volonté  en  com- 
mençant sous  les  fenêtres  du  ministère  des 
Affaires  étrangères,  boulevard  des  Capu- 
cines, aux  cris  de  :  Vive  la  Pologne  !  et  de  : 
Vive  l'Italie  !  pour  protester  contre  la  poli- 
tique de  Louis-Philippe  et  de  Guizot.  La  ré- 
volution se  fait  en  apparence  contre  les 
partisans  du  suffrage  restreint,  suffrage  ni 
plus  éclairé  ni  plus  désintéressé  que  le  suf- 
frage universel,  certainement  moins  mal- 
léable et  moins  docile,  on  venait  d'en  faire 
l'expérience.  La  révolution  se  fait  en  réa- 
lité contre  ce  que  Carrel  avait  appelé 
«  l'impertinent  et  lâche  système  qui  pro- 
clamait l'égoïsme  politique  de  la  France  ». 
L'opposition,  après  avoir  reproché  à  Louis- 
Philippe  ses  efforts  pour  maintenir  la  paix, 
l'accusait  de  trahir  en  Europe  la  cause 
de  la  France,  liée  à  celle  de  la  liberté  et 


254  HISTOIRE  DE   DEUX    PEUPLES 

des  nationalités.  C'est  par  les  journa- 
listes, par  les  orateurs,  que  l'opinion  avait 
été  surexcitée.  De  la  tribune  du  parlement, 
où  ces  reproches  n'étaient  qu'un  prétexte, 
ils  avaient  passé  dans  la  foule.  Ils  furent 
consubstantiels  à  l'insurrection,  et  l'ex- 
ploitation de  l'idéalisme  révolutionnaire 
par  la  bourgeoisie  parlementaire  porta^ 
à  ce  moment,  ses  fruits  les  plus  singuliers. 
Lamartine  plaidant  contre  Guizot  la  cause 
des  peuples  était  sincère.  Gomment  Thiers 
l'eût-il  été  ?  Thiers,  dans  son  opposition 
contre  Guizot,  s'était  fait  l'avocat  du  prin- 
cipe des  nationalités  dont  il  sera  l'adver- 
saires  dix  ans  plus  tard,  lorsqu'il  s'agira  de 
faire  de  l'opposition  à  l'Empire.  Dans  le 
discours  qu'il  prononçait  sur  les  affaires 
étrangères,  en  février  1847,  Thiers  traçait, 
ni  plus  ni  moins,  les  grandes  lignes  de  la 
politique  de  Napoléon  III.  Les  fautes  que 
Thiers  dénoncera  lui-même  plus  tard  au 
Corps  législatif  avec  toute  l'éloquence  qu'on 
gagne  à  avoir  raison,  il  les  suggérait,  par 


LA  MALADIE    DK    1815  23S 

esprit  d'opposition  et  de  rancune,  à  l'opi- 
nion  publique  et  au  gouvernement  du  len- 
demain :  cet  adversaire  de  l'Empire,  autant 
que  personne  en  France,  aura  rendu  pos- 
sible le  coup  d'Etat  de  Louis-Napoléon. 

La  monarchie  de  juillet  tomba  au  mo- 
ment oi!i  la  fermentation  de  l'Europe  nécessi- 
tait plus  que  jamais,  de  la  part  de  la  France, 
une  politique  de  circonspection.  Louis- 
Philippe,  «  parce  que  Bourbon  »,  n'avait 
servi  que  les  intérêts  du  pays.  La  démo- 
cratie n'avait  pas  su  le  comprendre.  Et  les 
partis  s'étaient  fait  un  jeu  de  l'aveugler, 
d'exploiter  ses  chimères,  ses  illusions,  sa 
générosité.  1848  fut,  si  l'on  veut,  la  victoire 
de  la  nation,  mais  sa  victoire  contre  elle- 
même.  La  France  désormais  sera  libre  de 
servir  la  cause  des  peuples,  de  reprendre 
en  Europe  le  programme  de  la  politique 
révolutionnaire,  libre  de  se  sacrifier,  de 
gaspiller  ses  chances,  de  compromettre  sa 
sécurité  et  son  avenir.  Quelqu'un  viendra 
même  qui  exécutera  le  programme  devant 


256  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

lequel  la  seconde  République  aura  reculé. 
La  dernière  forme  de  la  monarchie  dispa- 
rue, il  n'y  aura  plus  personne  pour  défen- 
dre avec  efficacité  l'intérêt  nati  onal  françai  s . 


Lamartine,  dans  la  Chambre  du  gouver- 
nement de  Juillet  oii  il  «  siégeait  au  pla- 
fond »,  s'était  écrié  un  jour  :  «  Ressus- 
citer l'Italie  suffirait  à  la  gloire  d'un  peuple.  » 
Soudain  porté  au  pouvoir  par  la  révolution 
de  février,  le  poète,  avec  cette  intelligence 
intuitive  dont  il  a  plusieurs  fois  donné  des 
preuves  mémorables,  comprit  que  la  Répu- 
blique perdrait  la  France  si  elle  accomplis- 
sait au  dehors  lapolitique  des  nationalités. 
Le  jour  où  il  pénétra  au  ministère  des  Af- 
faires étrangères  dont  venait  d'être  chassé 
Guizot,  un  des  fonctionnaires  de  la  mai- 
son, le  plus  haut  en  grade,  le  plus  expéri- 
menté, qui  avait  été  un  des  ouvriers  de 
l'accord  avec  Metternich,  déclara  au  minis- 
tre nouveau,  après  lui  avoir  passé  les  ser- 


LA   MALADIE    DE  1815  257 

vices,  qu'il  n'avait  plus  autre  chose  à  taire 
que  de  donner  sa  démission.  «  Pas  du  tout, 
répliqua  Lamartine  avec  vivacité.  Vous  êtes 
notre  maître  et  c'est  vous  que  je  veux  consul- 
ter. »  Etonnant  hommage  rendu  à  Guizot 
et  à  Louis-Philippe  !  Après  les  avoir  ren- 
versés, Lamartine  devait  s'inspirer  d'eux 
dans  son  bref  passage  aux  affaires.  Comme 
eux,  il  allait  s'opposer  à  la  «  politique  que 
le  peuple  élaborait  depuis  1815  »  et  que  la 
démocratie  victorieuse  croyait  voir  triom- 
pher avec  lui.  Le  poète,  converti  au  bon 
sens  par  sa  responsabilité,  devait  désavouer 
les  propagandistes  révolutionnaires,  leurs 
coups  de  main  en  Savoie  et  au  delà  du 
Rhin,  adjurer  le  peuple  de  songer  à  la  France 
avant  de  songer  à  l'Allemagne,  à  l'Italie,  à 
l'Irlande,  à  la  Pologne...  Dans  sa  longue  et 
mélancolique  retraite,  le  poète  s'est-il  ja- 
mais dit  que  sa  brutale  disgrâce,  son  impo- 
pularité cruelle  étaient  venues  de  là?A-t- 
il  compris  que  l'élection  foudroyante  de 
Louis-Napoléon  tenait  à  la  promesse  que, 

17 


258  HISTOIRE    DE   DEUX    PEUPLES 

dès  l'affaire  de  Strasbourg,  celui-ci  avait 
solennellement  apportée,  lorsque  l'héritier 
du  nom  napoléonien  s'était  présenté  comme 
l'exécuteur  du  testament  de  Sainte-Hélène, 
lorsqu'il  avait  juré  «  de  vaincre  ou  de 
mourir  pour  la  cause  des  peuples?»  Lamar- 
tine a-t-il  entendu  le  sens  des  clameurs 
que  la  foule  élevait  contre  lui  dans  cette 
journée  du  15  mai  où  sa  gloire  sombra  ? 
A-t-il  su  pourquoi,  à  l'élection  du  10  dé- 
cembre, l'homme  de  Strasbourg  avait  été 
élu,  tandis  que  lui,  le  héros  de  février,  n'ob- 
tenait qu'une  poignée  de  suffrages?  Il  se 
peut...  Lamartine  n'en  a  jamais  rien  dit. 
Il  ne  s'est  jamais  plaint,  pas  plus  que  ne 
s'étaient  plaints  Louis-Philippe  ou  Char- 
les X.  Il  a  dédaigné  d'expliquer  ce  qu'il 
avait  voulu  faire  pour  son  pays.  11  a  em- 
porté son  secret... 

Il  a  fallu  que  la  démocratie  trouvât  dans 
un  deuxième  Napoléon  son  fondé  de  pou- 
voir pour  que  sa  politique  prévalût,  pour 
que  la  «  cause  des  peuples  »  triomphât.  La 


LA    MALADIE    DE   1816  259 

deuxième  République  avait  vécu  du  pur 
amour  des  nationalités  opprimées,  brûlé  du 
désir  de  les  aider  à  faire  leur  unité.  Miche- 
let  a  raconté  plus  tard  ses  sentiments,  son 
émotion,  partagés  par  tous  les  témoins, 
quand,  à  la  fête  du  4  mars  1848,  devant 
la  Madeleine,  parmi  les  drapeaux  qu'ap- 
portaient les  députations  d'exilés  des  pays 
opprimés,  il  vit  «  le  grand  drapeau  de  l'Al- 
lemagne, si  noble  (noir,  rouge  et  or)  le 
saint  drapeau  de  Luther,  Kant  et  Fichte, 
Schiller,  Beethoven,  et  à  côté  le  charmant 
tricolore  vert  de  l'Italie  ».  Rappelant  ces 
souvenirs,  chers  à  son  cœur,  Michelet 
s'écriait  vingt-deux  ans  plus  tard:  «  Quelle 
émotion  !  Que  de  vœux  pour  l'unité  de  ccB 
peuples!  Dieu  nous  donne,  disions-nous, 
devoir  une  grande  et  puissante  Allemagne, 
une  grande  et  puissante  Italie.  Le  concile 
européen  reste  incomplet,  inharmonique, 
sujet  aux  fantaisies  cruelles,  aux  guerres 
impies  des  rois,  tant  que  ces  hauts  génies 
de  peuples  n'y  siègent  pas  dans  leur  ma- 


260  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

jesté,  n'ajoutent  pas  un  nouvel  élément  de 
sagesse  et  de  paix  au  fraternel  équilibre  du 
monde.  »  Monument  de  toutes  les  illusions 
du  libéralisme  et  de  la  démocratie  !  Texte 
étrange  à  relire  aujourd'hui, textequi  éclaire 
aussi  notre  histoire  et  qu'il  faudra  mettre 
en  épigraphe  d'une  future  histoire  philoso- 
phique de  la  guerre  de  1914! 

Pourtant,  les  mois  qui  suivirent  la  Révo- 
lution de  février  ne  favorisèrent  pas  la  cause 
des  peuples.  L'unité  italienne  fut  battue  à 
Novare.  L'unité  allemande  échoua  au  Par- 
lement de  Francfort.  Cet  échec  était  aussi 
celui  de  la  révolution  allemande,  une  révo- 
lution à  l'image  de  celle  de  1789,  qui  vou- 
lait fonder  la  nation  germanique  par  la 
liberté.  Car  la  révolution  et  même  la  Répu- 
blique, qu'un  si  grand  nombre  de  nos  con- 
temporains ont  vues  dans  l'avenir  de  l'Alle- 
magne, appartiennent  à  son  passé. 

Les  nationalistes  —  on  dirait  aujourd'hui 
les  pangermanistes,  —  du  Parlement  de 
Francfort,  espéraient  donner  au  patriotisme 


I 


LA  MALADIE  DE    1815  261 

allemand  la  satisfaction  et  la  réparation 
qu'il  attendait  depuis  1815.  G'étaiten  même 
temps  des  libéraux,  et,  comme  les  appe- 
lait Metternich,  des  jacobins.  Ils  croyaient 
pouvoir  réaliser  l'unité  allemande  par  un 
régime  parlementaire  et  libéral .  Les  poètes, 
les  historiens,  les  philosophes,  les  philo- 
logues qui  avaient  répandu,  en  opposition 
avec  l'ensemble  des  forces  conservatrices 
et  particularistes  d'Allemagne,  l'idée  d'une 
renaissance  de  la  patrie  allemande,  s'ima- 
ginaient aussi  pouvoir  en  être  les  ou- 
vriers. Ils  abondaient  au  Parlement  de 
Francfort.  Pourtant  leur  échec  fut  rapide 
et  complet.  L'Assemblée  dut  se  séparer 
après  des  scènes  de  désordre  et  des  mas- 
sacres. L'essai  d'une  unification  de  l'Alle- 
magne par  le  libéralisme  était  concluant  : 
ce  n'était  pas  ainsi  que  le  nationalisme  ger- 
manique réussirait.  Entre  le  libéralisme  et 
le  nationalisme,  les  patriotes  allemands  de- 
vraient choisir.  Bismarck,  bientôt,  allait 
choisir  pour  eux,  et  l'unité  allemande,  au 


!â62  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

lieu  d'aboutir  à  la  naissance  d'une  grande 
République  idéaliste  (comme  se  le  figurait 
Michelet  entre  tant  d'autres),  se  former  à 
l'image  de  son  créateur,  l'État  prussien, 
monarchique,  aristocratique  et  guerrier. 

Quel  que  fût  le  génie  politique  de  Bis- 
marck, tout  montre,  cependant,  qu'il  n'eût 
pas  réussi  à  faire  sortir  l'unité  allemande 
des  limbes  où  le  Parlement  de  Francfort 
l'avait  replongée,  s'il  n'avait  rencontré, 
pour  seconder  ses  projets.  Napoléon  111  et 
la  politique  des  nationalités. 

Bismarck  a  eu  un  prédécesseur  dont  le 
nom  est  aussi  obscur  que  le  sien  est  il- 
lustre. Ce  précurseur  malheureux  a  voulu, 
tenté  la  même  chose  :  l'unité  de  l'Alle- 
magne par  l'hégémonie  prussienne.  Ha- 
dowitz,  en  1849,  entreprit,  par  le  même 
programme  que  celui  de  Bismarck,  de  faire 
des  Hohenzollern  les  syndics  du  patrio- 
tisme allemand  et  de  montrer  qu'eux  seuls 
pouvaient  réussir  où  le  Parlement  de 
Francfort  venait  d'échouer.  Pourtant  Rado- 


LA  MALADIE    DE   1815  263 

witz  ne  parvint  qu'à  procurer  à  la  Prusse 
l'humiliation  d'Ollmûtz,  au  lieu  de  la  me- 
ner à  Sadowa  et  à  Sedan.  C'est  qu'il  s'était 
heurté  à  l'Autriche  et  à  la  Russie,  unies 
pour  faire  respecter  les  données  essentielles 
des  traités  de  1 8 15  et  pour  barrer  à  la  Prusse 
la  voie  qui  l'eût  conduite  à  la  domination  de 
l'Allemagne.  Peut-être  la  Prusse  eût-elle 
encore  subi  plus  que  cette  reculade,  déjà 
cruelle  et  humiliante,  et  l'Autriche  aurait- 
elle  profité  de  l'occasion  pour  lui  reprendre 
la  Silésie.  Mais  la  Russie  intervint  dans 
un  sens  modérateur  :  c'était  la  seconde  fois 
que  la  Russie  sauvait  la  Prusse  d'une  situa- 
tion désespérée.  Ainsi  avait-elle  déjà  fait 
sous  Frédéric  II.  Elle  devait,  plus  tard,  re- 
gretter ce  mouvement  de  bonté  ou  ce  faux 
calcul.  Tous  ceux  qui  ont  été  bienfaisants 
ou  indulgents  pour  l'État  prussien  ont  eu, 
tour  à  tour,  quand  ce  n'est  pas  tous  en- 
semble, à  le  regretter... 

La  tentative  de  Radowitz,  ce  Bismarck 
sans    bonheur,    appartient  à  l'histoire  la 


264  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

plus  rétrospective.  Elle  est  intéressante 
parce  qu'elle  prouve,  à  l'inverse  d'un  pré- 
jugé très  répandu,  que  l'unité  allemande 
n'était  ni  fatale  ni  nécessaire.  Il  a  fallu,  pour 
qu'elle  pût  s'accomplir,  que  la  France  lui 
ouvrît  elle-même  le  chemin,  en  faisant  tom- 
ber les  barrières  et  en  détruisant  les  der- 
nières garanties  de  l'ordre  européen  cons- 
tituées par  ce  qu'il  restait  des  principes  du 
traité  de  Westphalie  dans  les  traités  de 
1815. 

Ici  nous  arrivons  de  nouveau  à  l'un  des 
trois  ou  quatre  points  culminants  de  notre 
histoire.  En  élisant  d'enthousiasme  Louis- 
Napoléon,  en  renouvelant  à  Napoléon  III 
empereur,  par  des  plébiscites  répétés,  la 
consécration  du  suffrage  universel,  la  dé- 
mocratie française  a  véritablement  choisi 
sa  destinée.  Avec  un  Napoléon,  «  la  poli- 
tique que  le  peuple  élaborait  depuis  1815  » 
allait  enfin  s'accomplir.  L'élu  avait  reçu  le 
mandat  de  faire  triompher  la  «  cause  des 
peuples  »  qu'il  s'était  engagé  à  soutenir. 


LA   MALADIE    DE  1815  265 

Jamais  mandat  impératif  n'a  été  plus  con- 
sciencieusement rempli.  Jamais  la  démo- 
cratie française  n'a  eu  de  plus  fidèle  ser- 
viteur de  ses  volontés. 

Une  partie  des  républicains  doctrinaires 
de  1848  avait  pu  bouder  Napoléon,  après 
avoir  conseillé  au  peuple  d'élever  contre 
lui  des  barricades.  Leur  grand  reproche, 
celui  d'avoir  confisqué  la  liberté,  s'affaiblit 
à  mesure  que  l'Empereur  acheva,  dans  le 
programme  de  la  démocratie,  ce  qui  tenait 
le  plus  au*cœur  du  peuple,  ce  qui  repré- 
sentait Tessentiel  de  la  doctrine.  La  situa- 
tion de  Victor  Hugo,  dans  son  exil  volon- 
taire, devint  ridicule,  lorsque,  d'année  en 
année,  on  vit  s'accomplir  les  vœux  du  ro- 
mantisme pour  l'affranchissement  des  peu- 
ples, œuvre  à  laquelle  l'Empire  se  dévouait. 
Ce  que  Hugo  avait  chanté.  Napoléon  III  le 
réalisait.  La  lutte  contre  les  puissances 
de  réaction  et  l'évangile  de  la  libération  eu- 
ropéenne formaient  encore  le  sujet  d'un 
poème  célèbre  des  Châtiments^  comme  ils 


266  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

avaient  inspiré  les  chansons  de  Bérangei% 
cent  pages  ardentes  de  Quinet  et  de  Mi- 
chelet.  Cette  lutte  fut  engagée  par  le  Second 
Empire  qui  acceptait  ce  que  la  deuxième 
République  n'avait  osé  entreprendre.  Le 
système  de  Napoléon  111  fut  d'ailleurs  celui 
d'une  balance  équilibrée  avec  adresse  :  au 
dedans,  en  faisant  respecter  l'ordre,  la  reli- 
gion, la  propriété,  il  donnait  satisfaction 
aux  conservateurs.  Au  dehors,  par  sa  poli- 
tique des  nationalités,  il  comblait  les  vœux 
des  démocrates  :  ainsi  sa  position  vis-à-vis 
du  suffrage  universel  était  singulièrement 
forte.  Plus  tard,  avec  l'Empire  libéral,  il 
cherchera  à  renverser  les  termes  de  l'équa- 
tion. Mais  l'impulsion  était  acquise,  et  ce 
qui  avait  été  fait  ne  pouvait  plus  être  ra- 
cheté. En  essayant  de  revenir  en  arrière, 
on  ne  fera  plus  que  précipiter  la  catas- 
trophe... 

On  a  dit  que  le  caractère  de  Napoléon  111 
était  indécis.  Dans  sa  volonté  de  mener 
jusqu'au  bout  la  politique  des  nationalités 


LA    MALADIE    DE    1815  267 

il  a  montré  pourtant,  jusqu'en  1866,  une 
résolution  dont  rien  ne  put  le  distraire. 
Pour  abolir  les  traités  de  1815,  ce  qui  était 
la  condition  préalable  d'un  remaniement  de 
l'Europe,  Napoléon  III  procéda  par  étapes 
exactement  calculées.  La  première  fut  la 
guerre  à  la  Russie.  Affaiblir  la  Russie,  en 
abattre  le  prestige  en  Europe,  c'était  ache- 
ver la  Sainte-Alliance,  c'était  rendre  pos- 
sible pour  l'avenir  une  guerre  contre  l'Au- 
triche afin  de  libérer  l'Italie.  La  démocratie 
comprit  à  merveille  ce  calcul,  pressentit 
que  ses  vœux  allaient  être  remplis.  La  guerre 
de  Grimée,  la  guerre  contre  le  tsarisme  et 
l'autocratie  fut  une  guerre  populaire. 
M.  Gustave  Geffroy  a  raconté,  dans  ï En- 
fermé,comment  le  révolutionnaire  Blanqui, 
alors  emprisonné,  comme  ce  fut  le  lot  le 
plus  commun  de  sa  carrière,  fit  parvenir, 
du  fond  de  son  cachot,  ses  félicitations  à 
l'homme  du  2  décembre  en  apprenant  que 
l'Empire  allait  combattre  la  réaction  mos- 
covite. Instructive  concordance  :  Bismarck, 


268  HISTOIRE   DE    DEUX    PEUPLES 

de  son  côté,  a  rapporté,  dans  ses  Souvenirs, 
que  ses  yeux  commencèrent  à  s'ouvrir,  que 
ses  sentiments  profondément  réactionnai- 
res de  hobereau  prussien  changèrent,  qu'il 
cessa  d'être  partisan  de  la  Sainte-Alliance 
à  compter  de  la  guerre  de  Crimée  et  qu'il 
conçut  alors  son  système  :  profiter  de  tout 
ce  que  ferait  Napoléon  III  contre  les  trai- 
tés de  1815  pour  pousser  jusqu'au  bout  la 
destruction  de  ces  traités,  par  qui  la  Prusse 
était  enchaînée  et  impuissante,  puis  unir 
l'Allemagne  et  conférer  aux  Hohenzollern 
l'Empire  reconstitué. 

Après  Sébastopol  et  le  traité  de  Paris, 
qui  lui  donnaient  une  position  éminente  en 
Europe,  Napoléon  III  pouvait  tout  faire, 
le  bien  comme  le  mal.  Ce  fut  le  mal  qu'il 
choisit  en  connaissance  de  cause.  En  vain 
Drouyn  de  Lhuys  avait-il  conseillé  une 
sage  et  prudente  politique  de  conserva- 
tion européenne,  un  retour  au  système  de 
Guizot  et  de  Vergennes,  une  entente  avec 
l'Autriche,  de  moins  en  moins  à  craindre 


LA  MALADIE   DE    1815  269 

pour  nous.  Napoléon  III  refusa  avec 
netteté.  La  cause  des  peuples  lui  comman- 
dait de  se  servir  de  sa  puissance  en  Eu- 
rope pour  libérer,  d'abord,  l'Italie.  La  Rus- 
sie, atteinte,  ne  pourrait  plus  venir  au 
secours  de  Vienne.  C'est  la  guerre  contre 
l'Autriche  que  voulut  et  que  choisit  déli- 
bérément Napoléon  III  pour  affranchir 
l'Italie  et  créer  un  État  italien. 

La  guerre  de  1859  marque  l'apogée  de 
la  popularité  du  second  Empire.  La  démo- 
cratie se  reconnaît  elle-même,  s'admire, 
applaudit  ses  plus  vieilles  aspirations 
satisfaites  dans  cette  guerre  contre  l'Au- 
triche. D'anciennes  traditions,  des  passions 
transmises  de  très  loin  se  raniment.  Le 
procureur  général  Pinard,  célèbre  par  les 
invectives  de  Hugo,  prononçait  alors  ce  mot 
curieux  :  «  Pour  trouver  les  partisans 
d'une  guerre  en  Italie  il  faut  aller  les  cher- 
cher dans  les  centres  où  l'on  complote  la 
chutedel'Empire.  »  C'était,  sous  une  forme 
excessive,  l'expression  d'une  idée  juste.  La 


270  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

guerre  contre  l'Autriche  absolutiste  et  clé- 
ricale, la  guerre  pour  la  libération  italienne, 
transportait  d'enthousiasme  les  libéraux 
(Havin  et  Guéroult),  et  les  républicains 
mêmes  qui  n'avaient  pas  désarmé  dans  leur 
ressentiment  contre  le  coup  d'Etat.  C'est 
Jules  Favre  qui  adressait  alors  à  l'Empe- 
reur cette  apostrophe  :  «  Si  vous  voulez 
détruire  le  despotisme  autrichien,  délivrer 
l'Italie  de  ses  atteintes,  mon  cœur,  mon 
sang,  tout  mon  être  est  à  vous.  »  Le  jour 
où  Napoléon  III  se  rendit  à  la  gare  de  Lyon 
pour  rejoindre  notre  armée  de  Lombardie 
fut  le  plus  beau  jour  de  son  règne.  Paris 
en  fête  couvrit  sa  voiture  de  fleurs.  Le 
faubourg  Saint-Antoine  lui-même,  oij  les 
barricades  du  Deux  décembre  s'étaient 
dressées,  l'acclama. 

Magenta,  Solférino,  brillantes  victoires, 
n'avaient  pourtant  pas  fait  couler  le  sang 
français  pour  l'Italie  seule.  C'est  pour  la 
Prusse,  pour  l'ennemie  du  lendemain,  que 
la  démocratie  napoléonienne  avait  travaillé. 


LA  MALADIE    DE    1815  271 

Bismarck  disait  alors,  sans  déguiser  son 
contentement  :  «  Si  l'Italie  n'existait  pas, 
il  faudrait  l'inventer.  »  Dès  lors  il  voyait  la 
possibilité  de  chasser  l'Autriche  de  l'Alle- 
magne, de  s'allier  contre  elle  au  jeune  État 
italien.  Encoredeuxfautes  de  Napoléon  III, 
et  Bismarck  réussirait  pleinement... 

Ces  deux  fautes,  la  démocratie  napoléo- 
nienne, en  vertu  de  ses  principes,  ne  devait 
pas  manquer  de  les  commettre.  Ce  fut  d'a- 
bord l'afPairedes  duchés,  où  Bismarck  en- 
traînait l'Autriche  avec  perfidie  pour  mieux 
se  brouiller  avec  elle.  Au  nom  du  principe 
des  nationalités,  Bismarck  réclamait  le 
Schleswig-Holstein.  Au  nom  du  principe 
des  nationalités.  Napoléon  resta  neutre, 
laissa  écraser  le  Danemark.  Plus  tard,  il 
éprouva  le  besoin  de  s'excuser,  avec  une 
naïveté  d'ailleurs  prodigieuse  :  «  L'Empe- 
reur, après  avoir  proclamé  très  haut  le  prin- 
cipe des  nationalités,  pouvait-il  tenir  sur 
les  bords  de  l'Elbe  une  autre  conduite  que 
celle   qu'il   avait  suivie  sur  les  bords    de 


272  HISTOIRE   DE    DEUX    PEUPLES 

l'Adige?!!  était  d'ailleurs  bien  loin  de  sup- 
poser que  la  guerre  dont  le  but  avoué  était 
de  soustraire  les  Allemands  à  la  domination 
danoise  devait  avoir  pour  résultat  de  mettre 
des  Danois  sous  la  domination  allemande.  » 
Tel  est  le  danger  de  ce  fameux  principe, 
dans  lequel  on  veut  voir  aujourd'hui  le  re- 
mède aux  maux  de  l'Europe.  Principe  à 
double  tranchant  :  après  avoir  mis  des  Da- 
nois et  des  Alsaciens-Lorrains  sous  la  do- 
mination prussienne,  pourquoi  dans  l'ave- 
nir deviendrait-il  incapable  de  créer  d 'autres 
désordres  et  d'autres  iniquités  ? 

La  guerre  de  1864  avait  procuré  à  Bis- 
marck l'occasion  recherchée  par  lui  d'une 
rupture  avec  l'Autriche  pour  chasser  défi- 
nitivement cette  puissance  de  l'Allemagne. 
Quand  la  guerre  de  1866  eut  éclaté,  Napo- 
léon III  se  trouva  encore  engagé  par  son 
système  à  rester  neutre.  D'ailleurs  la  Prusse 
n'était-elle  pas  l'alliée  de  l'Italie?  Se  retour- 
ner contre  la  Prusse,  prendre  le  parti  de 
l'Autriche,  n'eût-ce  pas  été  désavouer  la 


LA  MALADIE    DE    1815  273 

guerre  de  1859,  remettre  en  question  la 
libération  italienne  ?  Napoléon  III  l'eût-il 
voulu,  comme  le  conseillait  Drouyn  de 
Lhuys,  toujours  inécouté,  que  l'opinion 
publique  ne  le  lui  eût  pas  permis.  Toute 
l'opinion  libérale  et  républicaine,  toute  la 
presse  démocratique  s'exaltaient  pour  la 
cause  prussienne  qui  était  la  cause  de 
l'unité  italienne  et  de  l'unité  allemande  : 
exaltation  sincère,  naturelle,  conforme  aux 
traditions  de  la  démocratie.  Bismarck  s'est 
vanté  plus  tard  d'avoir  nourri  cet  enthou- 
siasme par  des  subsides  adroitement  dis- 
tribués et  il  a  expliqué  comment  il  n'eut, 
le  jour  où  il  voulut  la  guerre  contre  la 
France,  qu'à  suspendre  ces  distributions 
pour  attiédir  les  sympathies  prussophiles. 
L'or  peut  jouer  le  rôle  d'agent  provoca- 
teur, mais  les  idées  mènent  le  monde.  Pour 
comprendre  la  politique  française  en  1866, 
l'accord  de  Napoléon  III  avec  Topinion,  il 
faut  se  rendre  compte  de  ce  qu'était  l'état 
des  esprits  en  France  quatre  années  avant 

18 


274  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

Sedan.  Ce  n'est  pas  par  inconscience,  cer- 
tes, que  l'opinion  publique  apéché  alors: on 
peut  dire  que  la  nation  a  choisi  son  destin. 
«L'unité  de  l'Allemagne,  comme  l'unité  de 
l'Italie,  c'est  le  triomphe  de  la  Révolution», 
disait  le  Siècle.  La  Liberté  demandait  que 
la  France  restât  fidèle  à  «  la  politique  de 
la  prédominance  d'une  Prusse  protestante 
en  Europe  ».  Emile  de  Girardin,  idole  du 
public,  toujours  tranchant,  écrivait  dans  la 
Presse  :  «  Que  la  France  demeure  calme, ou 
«  qu'elle  tire  l'épée,  la  France  est  logique- 
«  ment  avec  la  Prusse,  parce  qu'elle  est 
«  indissolublement  avec  l'Italie.  »  Et  Pey- 
rat,  un  radical  beaucoup  plus  accentué, 
dans  son  Avenir  national  insistait  encore  : 
«  La  guerre  commencée  en  Italie  et  en 
«  Allemagne,  ne  peut  manquer  de  devenir 
«  générale.  Les  puissances,  aujourd'hui 
«  neutres,  y  seront  entraînées  bon  gré  mal 
«  gré  et  la  France  notamment  est  appelée 
«  à  y  jouer  un  rôle  prépondérant.  Au  point 
«  de  vue  du  droit,  il  n'y  a  pas  de  cause  plus 


LA    MALADIE   DE   1815  275 

«  juste  que  celle  de  l'Italie,  au  point  de 
«  vue  de  nos  intérêts  généraux  et  de  notre 
«  honneur  national,  il  n'y  en  a  pas  qui  soit 
«  plus  essentiellement  française.  En  ce 
«  qui  concerne  l'Allemagne,  l'Empereur 
«  n'est  pas  moins  explicite.  On  voit  bien 
«  sa  pensée  et  son  but.  Il  reconnaît  que  la 
«  Prusse  et  la  confédération  germanique 
«  cherchent  naturellement  à  se  donner  :  la 
«  Prusse  plus  d'homogénéité  et  de  force 
«  dans  le  nord  ;  la  confédération  une  union 
«  plus  importante.  C'est  la  politique  de 
«  M.  de  Bismarck.»  Guéroult,  dans  V Opi- 
nion Nationale^  n'était  pas  moins  favorable 
à  la  politique  impériale  et  la  déclaration  de 
Napoléon  III  donnait  satisfaction  à  son 
libéralisme.  «  Quant  à  nous,  il  nous  serait 
«  d'autant  plus  difficile  de  ne  pasl'approu- 
«  ver  que  nous  sommes  assez  heureux  pour 
«  y  retrouver,  revêtus  de  ce  style  élevé  et 
«  substantiel  dont  l'Empereur  a  le  secret, 
«  les  vues  que  nous  n'avons  cessé  dedévc- 
«  lopper,  depuis  bientôt  un  an,  sur  les  eau- 


27C  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

«  ses  du  conflit  allemand,et  depuis  sept  ans, 
«  sur  la  solution  de  la  crise  qui  agite  l'Ita- 
«  lie.  »  Le  Journal  des  Débals  approuvait 
au  nom  du  libéralisme  doctrinaire  :  «  La 
«  déclaration  contenue  dans  la  lettre  de 
((  l'Empereur  ne  laisse  aucun  doute  sur  la 
«  politique  que  le  gouvernement  compte 
«  suivre  en  prévision  des  événements  qui  se 
<(  préparent  et,  nous  devons  le  dire,  cette 
«  politique  est  conforme  sur  tous  les  points 
«  essentiels  à  nos  propres  idées.  »  Enfin,  le 
Siècle,  parla  plume  d'un  autre  de  ses  rédac- 
teurs, plus  explicite  encore  que  tous  ses 
confrères,  écrivait  ceci  :  «  Qu'on  le  sache 
«  bien  :  être  pour  la  Prusse  et  pour  l'Italie, 
«  c'est  vouloir  le  triomphe  de  la  plus  juste 
«  des  causes.  C'est  rester  fidèle  au  drapeau 
«  de  la  démocratie.  Et  maintenant,  que  les 
«  adversaires  de  l'Italie  —  et  de  la  Prusse 
«  —  disent  franchement  s'ils  sont  pour  ou 
«  contre  la  démocratie  et  la  révolution.  » 
Ainsi,  être  pour  la  Prusse,  c'était,  —  en 
1866  encore,  —  être  pour  la  démocratie  et 


LA   MALADIE    DE   1815  277 

la  révolution  !  Comment  aujourd'hui  ne  pas 
évoquer  ces  souvenirs  !  Quel  retournement 
des  situations,  quel  emploi  des  mêmes  for- 
mules, appliquées  cette  fois  au  militarisme 
prussien  et  à  la  réaction  prussienne  !  Les 
historiens  de  l'avenir  railleront  peut-être. 
Mais  nous,  ce  n'est  pas  par  leur  ironie  que 
nous  frappent  ces  variations  de  l'opinion 
publique.  Nous  sommes  sensibles  surtout 
aux  erreurs  de  la  démocratie,  erreurs 
homicides,  qui  devaient  coucher  tant  de 
Français  sur  les  champs  de  bataille  de 
1870,  en  coucher  davantage  encore  sur  les 
champs  de  bataille  de  1914-1915... 

A  la  nouvelle  de  Sadowa,  Paris,  alors 
républicain,  avait  illuminé.  Oui,  le  Paris 
de  1866  illuminait  pour  la  victoire  de  la 
Prusse.  N'était-ce  pas,  comme  disait  le 
Siècle^  une  victoire  de  la  Révolution?  Et 
l'on  était  à  si  peu  de  mois  de  l'année  terri- 
ble !  Jamais  foule  n'aura  crié  d'un  meilleur 
cœur  :  «  Vive  ma  mort  !  meure  ma  vie  !  » 
Quand  on  s'aperçut    de  la  vérité,  quand 


278  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

Thiers  eut  lancé  ses  vains  et  tardifs  aver- 
tissements, quand  il  apparut  que  la  Prusse 
était  une  puissance  formidable,  qu'elle 
allait  ressusciter  une  puissante  Allemagne, 
que  le  tour  de  la  France  était  venu,  après 
celui  du  Danemark  et  de  l'Autriche,  — 
alors  il  fut  trop  tard.  La  démocratie  allait, 
plus  cruellement  qu'il  ne  lui  était  arrivé  en- 
core, payer  ses  erreurs,  son  ignorance.  Et 
nous  les  expions  à  notre  tour.  Jamais  et 
pour  aucun  peuple  la  parole  biblique  n'a  été 
plus  vraie  :  «  Les  pères  ont  mangé  des  raisins 
verts  et  les  lils  ont  les  dents  agacées.  »  A 
Sedan,  la  «  politique  que  le  peuple  élabo- 
rait depuis  1815  »  parvenait  à  son  terme. 
Les  Français  que  le  plomb  de  la  «  Prusse 
libérale  »,  de  «  l'alliée  naturelle  »  de  la 
France,  vint  tuer  alors,  purent  répéter, 
comme  ceux  qu'il  tue  aujourd'hui,  le  grand 
mot  d'un  des  poètes  delà  sagesse  romaine  : 
Delicla  majorum  !  C'est  des  fautes  de  nos 
pères  que  nous  mourons  !  Notre  destin, 
notre  tombeau,  ce  sont  les  générations  an- 
térieures qui  nous  l'ont  préparé... 


CHAPITRE  VI 

CAUSES  GÉNÉRALES  DE  LA  GUERRE  DE  1914 


L'histoire,  quand  elle  est  vue  dans  ses 
ensembles,  montre  la  rigueur  avec  laquelle 
les  événements  s'enchaînent  et  s'engen- 
drent les  uns  des  autres.  Mais  ces  enchaî- 
nements sont  lents.  Ils  s'espacent  sur  de 
longues  séries  d'années.  Ils  sont  d'une  com- 
plexité redoutable  aux  yeux  des  vrais 
hommes  d'État  qui  en  ont  l'intelligence  et 
qui  savent  que,  bon  ou  mauvais,  un  germe 
fixé  dans  le  sol  politique  peut  ne  lever  que 
longtemps  après  qu'ils  ont  eux-mêmes 
disparu.  Les  exemples  abondent,  au  cours 
des  siècles  de  notre  histoire  que  nous  ve- 
nons de  passer  en  revue  et,  pour  ainsi  dire,  à 
vol  d'oiseau.  Le  bienfait  que  Louis-Phi- 


280  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

lippe  a  valu  à  noire  pays  en  créant  la  neu- 
tralité belge  n'a  porté  tous  ses  fruits  que 
sous  nos  yeux.  De  même  les  erreurs  de  la 
Révolution  et  de  l'Empire  n'ont  produit 
toutes  leurs  conséquences  funestes  qu'avec 
le  temps.  C'est  de  la  même  manière  que  la 
guerre  de  1870,  en  plus  des  effets  directs 
de  la  défaite  pour  notre  pays,  a  eu,  pour 
l'Europe  entière,  des  effets  indirects,  qui 
ont  lentement  formé  la  situation  d'où  la 
guerre  générale  devait  sortir. 

Et  d'abord,  après  1870,  lorsque  l'unité 
allemande  fut  faite  et  un  Empire  allemand 
fondé,  les  suprêmes  garanties  de  l'Europe 
contre  les  abus  de  la  force  disparurent 
avec  les  derniers  vestiges  des  traités  de 
Vienne  et  de  Westphalie.  «  Il  n'y  a  plus 
d'Europe  »,  est  le  mot  juste  que  le  cardi- 
nal Antonelli  avait  dit  le  premier,  qu'on  a 
cent  fois  répété  depuis.  Il  n'y  a  plus  eu,  en 
effet,  après  l'unité  allemande,  de  traces 
de  l'ancien  système  d'une  Europe,  organi- 
sée, vaille  que  vaille,  contre  les'^excès  des 


LA    GUERRE    DE    1914  281 

plus  forts.  Le  système  d'équilibre  auquel 
le  monde  européen  était  arrivé,  grâce  à  la 
France,  et  qui  reposait  essentiellement  sur 
l'impuissance  de  l'Allemagne,  a  été  rompu. 
Le  germanisme  une  fois  en  liberté,  le 
règne  de  la  force  sans  condition  a  reparu 
dans  l'ancien  monde,  aggravé  encore  par 
la  puissante  concentration  des  Etats  mo- 
dernes et  les  ressources  de  la  science  :  ter- 
rible régression  de  l'espèce  humaine  dans 
un  âge  où  jamais  les  hommes  n'avaient  été 
autant  persuadés  de  leur  progrès... 

La  Prusse  ayant  brisé  les  dernières  con- 
ventions de  la  société  des  peuples,  les 
autres  États,  il  faut  le  reconnaître,  s'af- 
franchirent à  leur  tour  et  de  la  même  fa- 
çon. 1870  marque  l'avènement  de  l'anar- 
chie internationale.  Sil'égoïsme  est  la  loi  de 
la  vie  des  États,  il  est  des  circonstances  où 
l'égoïsme  absolu  coûte  cher.  Dans  le  dé- 
sordre où  la  chute  des  anciens  principes, 
la  mêlée  des  nationalités  et  les  fautes  de 
la  démocratie  napoléonienne  avaient  jeté 


282  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

l'Europe,  chacun  assista  à  la  défaite  de 
notre  pays  avec  la  pensée  de  profiter  de 
l'occasion.  Thiers  s'en  aperçut  cruellement 
lorsqu'il  entreprit  à  travers  les  capitales 
cette  tournée  où  il  tenta  de  gagner  des 
concours  à  notre  pays.  On  raconte  qu'ar- 
rivé à  Londres,  tandis  qu'il  plaidait  la  cause 
de  la  France  dans  le  cabinet  de  lord  Gran- 
ville,  le  vieillard,  vaincu  par  la  fatigue,  s'af- 
faissa soudain  et  se  tut.  Lord  Granville, 
sur  le  moment,  le  crut  mort,  et  il  se  mit 
à  penser  qu'elle  était  très  belle,  la  fin  de 
cet  homme  d'Etat  illustre,  succombant  à 
l'heure  oii  il  parlait  pour  sa  patrie  vaincue. . . 
Ce  n'est  pas  seulement  avec  cette  indiffé- 
rence esthétique  que  l'Angleterre  de  1870 
a  regardé  nos  revers.  Tout  à  fait  négligente 
du  péril  allemand  qui,  alors,  ne  faisait  que 
de  germer  pour  elle,  l'Angleterre  agit  même 
en  sorte  que  personne  ne  pût  venir  à  notre 

aide.  Elle  organisa  la  ligue  des  neutres, 
qui  ne  pouvait  nuire  qu'à  la  France  en  in- 
terdisant à  ses  membres  d'entrer  dans  la 


LA    GUERRE    DE    1914  283 

guerre  les  uns  sans  les  autres  :  c'était  exac- 
tement le  contraire  du  pacte  de  Londres, 
signé  en  septembre  1914.  Gladstone  et  le 
parti  libéral,  qui  gouvernaient  la  Grande- 
Bretagne,  ont  assumé  alors  une  lourde 
responsabilité  envers  leur  pays.  En  lais- 
sant naître  l'Empire  allemand,  ces  paci- 
fistes ont  préparé  pour  l'avenir  une  guerre  à 
laquelle  leurs  successeurs  se  sont  vus  con- 
traints de  faire  face.  Car  c'est  encore  par 
un  de  ces  retours  des  choses  d'ici-bas  dont 
l'histoire  est  coutumière  que  l'Angleterre 
a  dû  déclarer  la  guerre  à  l'Allemagne  en 
1914  et  que  d'autres  libéraux  n'ont  pu 
échapper  à  la  nécessité  de  lancer  ce  défi. 
L'Angleterre  decetempsnefutpas,  entre 
les  puissances,  la  seule  à  prendre  sa  liberté. 
On  n'a  jamais  déchiré  tant  de  traités,  renié 
à  la  fois  tant  de  signatures  qu'en  1870.  L'Ita- 
lie, entrant  à  Rome,  tenait  pour  non  ave- 
nue la  convention  de  septembre.  La  Rus- 
sie, effaçant  les  résultats  de  la  guerre  de 
Crimée,  provoquait  une  revision  du  traité 


284  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

de  Paris.  De  toutes  parts,  on  s'affranchis- 
sait des  obligations  et  des  contrats.  On 
a  pu  citer  beaucoup  d'aphorismes  bis- 
markiens  sur  le  droit  et  sur  la  force.  Mais 
qui  donc  était  le  ministre  qui  affirmait  alors 
que  ((  le  droit  écrit  fondé  sur  les  traités 
n'avait  pas  conservé  la  même  sanction  mo- 
rale qu'il  avait  pu  avoir  en  d'autre  temps  »  ? 
C'était  Gortschakof,  c'était  le  chancelier  de 
l'Empire  russe... 

Le  duc  de  Brogliea  raconté  que  lorsqu'il 
fut  délégué  par  Jules  Favre  à  la  conférence 
de  Londres,  il  partit  avec  un  espoir  et  une 
ambition  :  recommencer  l'œuvre  de  Talley- 
rand  à  Vienne,  rendre  à  la  France  par  la 
diplomatie  ce  qu'elle  avait  perdu  par  les 
armes.  Il  fut  vite  détrompé  :  la  conférence 
internationale  exclut  de  ses  travaux  les 
questions  qui  concernaient  la  France  et 
l'Allemagne.  Les  temps  avaient  changé 
depuis  1815.  Les  circonstances  aussi.  Et 
le  duc  de  Broglie,  jusque-là  beaucoup  plus 
libéral   que  royaliste,  regretta  de  n'avoir 


LA   GUERRE    DE    1914  285 

pas  eu  derrière  lui,  comme  Talleyrand,  un 
Louis  XVIII. 


Vaincue  et  meurtrie,  la  France  de  1871 
avait  pourtant  pensé  un  moment  à  la  mo- 
narchie comme  à  l'instrument  ancien  et 
éprouvé  du  relèvement  national.  La  décep- 
tion était  immense  et  le  peuple  français  ve- 
nait d'être  éveillé  de  son  rêve  par  des  coups 
cruels.  L'invasion,  deux  provinces  perdues, 
plus  d'un  million  de  Français  arrachés  à 
la  patrie,  une  monarchie  autoritaire  et  mi- 
litaire mettant  la  main  sur  l'Allemagne,  et 
l'Allemagne  acceptant  l'hégémonie  prus- 
sienne :  c'était  donc  cela,  c'était  cette  fail- 
lite qu'avait  apportée  la  politique  fondée 
sur  les  principes  de  la  Révolution,  la  cause 
des  peuples  et  la  propagande  des  idées 
libérales!  Alors, le  peuple  français,  revenu 
de  ses  illusions,  renoncera  à  toute  grande 
action  extérieure,  se  repliera  sur  lui-même, 


286  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

se  vouera  à  sa  réorganisation  intérieure. 
Une  nouvelle  ère,  une  nouvelle  expérience 
commenceront  pour  lui. 

Au  cours  des  années  qui  ont  immédia- 
tement suivi  le  traité  de  Francfort,  on  peut 
dire  que  la  démocratie  a  véritablement  fait 
son  examen  de  conscience.  Il  est  vrai 
qu'elle  ne  l'a  pas  conclu  en  reconnaissant 
ses  erreurs.  Oubliant  le  mandat  impératif 
qu'elle  avait  donné  à  Napoléon  III,  les 
approbations  répétées  qu'elle  avait  appor- 
tées à  sa  politique,  elle  fit  retomber  toutes 
les  responsabilités  du  désastre  sur  le  «  pou- 
voir personnel  ».  Les  monarchistes  eux- 
mêmes,  à  l'Assemblée  nationale,  furent  en 
grand  nombre  convaincus  que  le  pouvoir 
personnel  avait  été  la  cause  de  nos  mal- 
heurs. C'est  le  sentiment  qu'exprimait  le 
duc  d'Audiffret-Pasquier  lorsqu'il  disait  : 
«  Nous  ramènerons  le  roi  ficelé  comme  un 
saucisson.  »  Le  résultat  fut  qu'il  n'y  eut  pas 
de  roi  du  tout,  ni  «  ficelé  »  ni  autrement. 
C'est  essentiellement  sur  cette  idée  qu'é- 


LA    GUERRE    DE    1914  287 

choua  la  restauration  de  la  monarchie. 
Le  régime  républicain  parlementaire,  la 
démocratie  intégrale  eurent  dès  lors  partie 
gagnée  et  Bismarck,  il  ne  s'en  est  pas 
caché,  accepta  cette  solution  avec  plaisir. 
Même  il  s'est  vanté  d'avoir,  à  plusieurs 
dates  critiques  de  nos  luttes  intérieures, 
«  mis  les  choses  en  scène  à  Berlin  ».  La 
monarchie  des  HohenzoUern  rendait  à  la 
France  ce  que  les  Capétiens  avaient  fait 
autrefois  à  l'Allemagne  :  elle  voyait  chez 
nous  avec  faveur  des  institutions  qui  étaient 
le  contraire  des  siennes.  Et,  quant  à  l'atti- 
tude à  prendre  vis-à-vis  des  affaires  de 
France,  Bismarck  donnait  à  son  maître 
le  même  conseil  que  Pierre  Dubois  avait 
donné  à  Philippe  le  Bel  et  Marillac  à  Henri  II 
pour  les  affaires  d'Allemagne. 


Tandis  que  la  France  agitait  la  question 
de  savoir  si  elle  serait  monarchie  ou  répu- 
blique, la  terre  continuait  de  tourner,  les 


288  HISTOIRE  DE    DEUX    PEUPLES 

problèmes  européens  de  se  poser.  L'unité 
italienne,  l'unité  allemande  accomplies,  le 
repos  n'était  pas  acquis  pour  l'Europe.  La 
question  d'Orient,  sans  cesse  grandie,  sans 
cesse  impliquée  plus  gravement  dans  les 
affaires  européennes  depuis  le  xviii''  siècle, 
se  développait  encore  et  sous  des  formes 
plus  aiguës.  Comme  l'avait  prévu  Prou- 
dhon,  de  nouvelles  nationalités  aspiraient 
à  prendre  leur  place  au  soleil,  revendiquaient 
leur  droit  à  l'indépendance  et  à  la  vie.  Des 
peuples  aussinégligés  autrefois  que  peuvent 
l'être  aujourd'hui  des  tribus  asiatiques 
(qu'on  se  souvienne  de  ce  que  les  Bulgares 
étaient  pour  Voltaire)  prenaient  conscience 
d'eux-mêmes.  La  conception  des  races 
s'étendait  aux  confins  du  monde  européen. 
L'idée  slave  devenait  un  ferment  semblable 
à  ce  qu'avait  été  l'idée  germanique  dans  la 
période  antérieure.  Ce  devait  être  l'origine 
de  nouveaux  et  vastes  conflits  qu'enveni- 
meraient l'anarchie  et  les  rivalités  euro- 
péennes. 


LA    GUERRE    DE    1914  289 

La  guerre  russo-turque,  la  grande  guerre 
nationale  de  la  Russie,  la  guerre  pour  la 
délivrance  des  frères  slaves  opprimés,  se 
termina  par  le  congrès  de  Berlin,  théâtre 
des  plus  subtiles  intrigues  de  Bismarck, 
La  France,  représentée  à  ce  Congrès  de 
l'Europe,  en  fut  pourtant  moralement  «  ab- 
sente ».  L'opinion  publique,  pour  qui  ces 
affaires  orientales  étaient  neuves  autant 
que   lointaines,    y  assista    distraitement. 
Distraction  bien  naturelle.  Là-bas,  pour- 
tant, se  formaient  les  orages  de  l'avenir, 
et  la  guerre  de  1914  est  sortie  du  congrès 
de   Berlin   comme   la   plante    sort    de   la 
graine.    Bismarck  avait  spéculé  sur  l'in- 
quiétude   que  les   progrès   de  la   Russie 
avaient  inspirée  à  l'Angleterre  pour  s'in- 
troduire entre  les  deux  puissances  et  ex- 
ploiter leur  rivalité.  D'autre  part,  il  avait 
saisi  l'occasion  de  séduire  l'Autriche,  de 
l'attacher  définitivement  à  l'Allemagne  en 
lui  montrant  le  chemin  de  l'Orient  comme 
la  compensation  de  Sadowa.  Le  point  ca- 

19 


290  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

pital  de  son  projet,  c'était  l'attribution  à 
l'Empire  austro-hongrois  de  la  Bosnie  et 
de  l'Herzégovine.  Quel  Français  se  doutait 
alors  que,  de  ce  fait,  son  pays  dût,  trente- 
cinq  ans  plus  tard,  être  engagé  dans  la 
guerre  ?  Les  Anglais  ne  s'en  doutaient  pas 
davantage.  Bien  mieux  :  l'Angleterre  elle- 
même  entra  dans  la  combinaison  de  Bis- 
marck. C'est  lord  Salisbury  qui,  par  un 
scénario  fort  bien  préparé,  proposa  que 
l'administration  des  deux  provinces  fût  con- 
fiée à  l'Autriche.  Ainsi  l'Autriche  se  trou- 
vait mise  en  antagonisme,  à  plus  ou  moins 
longue  échéance,  mais  d'une  manière  iné- 
luctable, avec  les  Serbes,  la  Russie,  le 
monde  slave.  Aujourd'hui  l'Angleterre  est 
alliée  des  Russes.  Elle  est  en  guerre  contre 
l'Autriche  et  l'Allemagne.  Etl'une  des  cau- 
ses immédiates  de  cette  guerre  a  été  l'anne- 
xion définitive  de  la  Bosnie  et  de  l'Herzégo- 
vine par  l'empereur  François-Joseph.  Qui 
sait  les  renversements  de  points  de  vue. 


LA    GUERRE    DE    1914  29i 

d'intérêts,  de  situations  que  pourra  revoir 
l'avenir?... 


*  ¥ 


De  longues  années  de  paix  armée  suivi- 
rent, tandis  que  couvait  cet  incendie.  On 
vit  alors  le  peuple  français  laisser  peu  à 
peu  tomber  en  oubli  l'idée  de  revanche  et, 
non  sans  ressentir  par  intervalles  l'aiguil- 
lon de  la  menace  allemande,  s'abandonner 
à  l'illusion  de  toutes  les  démocraties,  qui 
consiste  à  donner  aux  questions  de  poli- 
tique intérieure  le  pas  sur  le  reste.  Les 
démocraties  ont  toujours  tendance  à  vivre 
en  vase  clos.  Ce  paysan  dont  un  pré  ferme 
l'horizon,  ce  prolétaire  dont  les  deux  bras 
sont  le  seul  bien,  ce  commerçant  accablé 
de  soucis,  et  même,  dans  une  sphère  supé- 
rieure, ce  médecin,  cet  avocat,  que  leur 
profession  spécialise,  comment  leur  atten- 
tion se  porterait-elle  avec  continuité  par 


I 


292  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

delà  les  frontières  ?  A  la  Chambre  fran- 
çaise, faiteà  l'image  de  la  société  moyenne, 
les  questions  de  politique  extérieure  n'ont 
jamais  été  traitées  que  par  un  petit  nombre 
de  parlementaires,  toujours  les  mêmes, 
écoutés  avec  la  déférence  qu'on  accorde 
à  ceux  qui  ont  pénétré  des  sciences  ardues, 
mais  écoutés  avec  distraction.  En  réalité, 
tous  les  ministres  des  Affaires  étrangères 
du  gouvernement  delà  République  ont  pu 
suivre  la  politique  qu'ils  ont  voulue  :  le 
Parlement  leur  donnait  un  blanc-seing.  La 
démocratie  française  s'est  occupée  avant 
tout  d'une  redistribution  des  richesses.  Sa 
grande  préoccupation  a  été  les  impôts,  les 
traitements,  les  retraites.  Sa  politique  a 
été  surtout  fiscale.  Son  souci  a  été  de  ré- 
partir le  capital  de  la  nation,  non  de  l'ac- 
croître ni  même  de  le  protéger.  Dans  le 
même  temps  nous  avons  vu,  en  Angleterre, 
une  tendance  toute  pareille  diriger  le  corps 
électoral  et  le  Parlement.  Selon  la  parole  si 
souvent  répétée  par  lord  Rosebery  dans  ses 


LA    GUERRE    DE    1914  293 

campagnes  contre  le  radicalisme  anglais,  et 
qui  servira  peut-être  plus  tard  à  caractéri- 
ser l'attitude  de  la  France  et  de  l'Angleterre 
dans  les  années  qui  ont  précédé  la  guerre, 
on  s'occupait  de  créer,  dans  ces  deux  pays, 
une  sorte  de  chimérique  Eden  sans  s'in- 
quiéter de  savoir  si  les  loups  ne  seraient 
pas  tentés  d'entrer  dans  la  bergerie. 


Cependant  l'État  monstrueux  que  la 
Prusse  avait  créé  en  Allemagne  pesait  sur 
la  vie  de  l'Europe.  Cette  vaste  monar- 
chie autoritaire  et  militaire  n'était  pas  dan- 
gereuse seulement  par  son  organisation  et 
par  sa  puissance.  Les  conditions  mêmes 
de  sa  formation  l'obligeaient  à  toujours 
grandir,  à  s'armer  toujours  davantage. 
Comme  s'ils  eussent  senti  que  l'existence 
de  l'Allemagne  unie  était  un  phénomène 
anormal,  les  fondateurs  du  nouvel  Empire 
ont  toujours  pensé  et  leurs  successeurs  ont 


294  HISTOIRE  DE    DEUX    PEUPLES 

pensé  comme  eux  que  cet  Empire  ne  pou- 
vait durer  qu'en  s'appuyant  sur  une  force 
militaire  immense,  en  gardant  toujours  les 
moyens  d'intimi  der  et  d'attaquer  à  son  heure 
des  voisins,  dont  la  coalition  possibleétait 
pour  Bismarck  un  cauchemar  :  de  là  est  sor- 
tie la  théorie  de  la  guerrepreventive.il  y  a 
eu  autre  chose  encore.  Le  prestige  de  l'Al- 
lemagne venait  de  ses  victoires  :  elle  avait 
fondé  son  crédit  dans  le  monde,  au  point  de 
vue  politique,  au  point  de  vue  commercial 
et  même  au  point  de  vue  de  sa  «  culture  » 
sur  sa  supériorité  militaire.  Nietzsche  a 
dit  à  peu  près  un  jour  qu'en  fait  de  poètes, 
d'artistes,  de  philosophes  l'Allemagne  nou- 
velle avait  Bismarck,  et  encore  Bismarck, 
mais  seulement  Bismarck.  L'Allemagne 
contemporaine  a  vécu,  en  effet,  de  l'auto- 
rité que  lui  avaient  donnée  les  trois  victoires 
successives  de  la  Prusse,  ces  trois  guerres 
de  1864,  de  1866,  de  1870,  dont  sir  Edward 
Grey  a  dit  avec  éloquence  et  avec  raison  ces 
temps-ci  que   ç'avaient  été  trois  guerres 


LA    GUERRE    DE    1914  295 

déclarées  à  TEurope.  Le  système  qui  avait 
fondéla  Prusse  d'abord,  l'Empire  allemand 
ensuite,  ne  pouvait  aller  qu'en  s'aggra- 
vant.  Les  choses  se  conservent  par  les 
mêmes  conditions  qui  ont  présidé  à  leur 
naissance  :  l'Allemagne  unie  a  continué  à 
durer  par  les  mêmes  moyens  qui  l'avaient 
tirée  du  néant,  c'est-à-dire  par  la  guerre, 
considérée  comme  une  industrienationale. 
C'est  la  pensée  que  ses  chanceliers  les  plus 
divers  n'ont  jamais  manqué  de  développer. 
Toujours  plus  de  soldats,  toujours  plus  de 
canons.  L'Allemagne  devait  avoir  des  régi- 
ments comme  une  banque  d'Etat  a  de  Tor 
dans  ses  caves  pour  donner  de  la  valeur 
à  ses  billets  :  M.  de  Bethmann-HoUweg  a 
exposé  la  théorie  peu  de  temps  encore 
avant  la  guerre.  Seulement,  une  heure  est 
venue  où  la  tentation  a  été  trop  forte  de 
se  servir  de  cette  encaisse.  Et  la  grande 
illusion  de  l'Europe  aura  été  de  croire  que 
l'Empire  allemand  pouvait  tenir  neuf  cent 
mille  hommes  de  première  ligne  sous  les 


296  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

armes  pour  conserver  la  paix,  que  cette 
puissance  militaire,  une  des  plus  formi- 
dables que  le  monde  ait  jamais  vues,  n'exal- 
terait pas  le  peuple  qui  la  possédait,  ne  le 
pousserait  pas  aux  idées  de  conquête  et 
d'agression. 

Les  grands  États  qui,  par  indifférence, 
aveuglement  ou  calcul  avaient  laissé  la 
Prusse  s'emparer  de  l'Empire  allemand, 
n'avaient  pourtant  pas  tardé  à  sentir  la 
pointe  du  péril.  En  1871,  Charles  Gavard, 
un  de  nos  meilleurs  diplomates,  à  ce  mo- 
ment à  Londres,  notait  ceci  dans  son  jour- 
nal :  «  Le  public  anglais  comprend  que  c'est 
la  guerre  perpétuelle  qui  commence.  »  Intui- 
tion fugitive  sans  doute.  Bismarck  s'appli- 
qua à  la  dissiper  en  excitant  l'Angleterre 
contre  la  Russie.  Mais,  dès  1875,  quand  il 
méditait  d'en  finir  avec  la  France,  la  Triple- 
Entente  s'était  déjà  spontanément  dessinée 
comme  une  nécessité  naturelle.  Du  temps 
devait  passerencoreavant  qu'elle  prît  forme. 
Pourtant  on  peut  dire  que  l'opposition  des 


LA    GUERRE    DE    1914  297 

trois  puissances  aujourd'hui  alliées,  et  leur 
conflit  avec  l'Empire  allemand  étaient 
inscrits  dans  le  livre  de  la  fatalité  dès  le 
jour  011  une  Allemagne  s'était  refaite. 

L'immense  honneur  de  la  nation  fran- 
çaise, à  travers  ses  distractions  et  ses  fai- 
blesses, est  d'avoir  toujours  gardés  irré- 
ductibles l'idée  de  son  indépendance  et  le 
sentiment  de  ses  devoirs.  Nous  avons,  au 
cours  de  ce  livre,  montré  les  erreurs  et  les 
responsabilités  des  gouvernements  démo- 
cratiques. Mais  ce  qu'il  faut  proclamer  très 
haut,  c'est  que  jamais  peut-être  dans  l'his- 
toire on  n'aura  vu  un  peuple  en  démocratie 
fournir  une  aussi  vigoureuse  résistance  que 
le  nôtre  aux  principes  de  dissolution  que 
ses  institutions  lui  apportaient.  Une  démo- 
cratie qui,  pendant  quarante-quatre  années, 
a  su  accepter  le  lourd  fardeau  du  service 
obligatoire  et  universel,  c'est  un  des  phé^ 
nomènes  les  plus  rares  qu'il  y  ait  dans  les 
annales  de  l'humanité.  La  France,  nous 
venons  de  nous  en  apercevoir  cruellement. 


298  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

aurait  dû  s'armer,  se  préparer  davantage 
pour  résister  à  l'agression  de  l'Allemagne. 
Son  grand  titre  de  gloire,  c'est  qu'elle 
n'aura  pas  renoncé.  Elle  a  assumé  les  sacri- 
fices nécessaires.  En  1914,  elle  a  relevé  le 
défi  de  l'Allemagne.  Elle  fournit  en  ce  mo- 
ment un  effort,  elle  montre  une  persévé- 
rance qu'admirera  l'histoire,  une  énergie 
qui  fait  honneur  aux  ressources  de  la  race. 
Nous  pouvons  le  dire  hautement  :  aucun 
autre  pays  que  la  France  n'était  capable 
de  cela.  Quel  n'eût  pas  été  notre  destin  si, 
chez  nous,  la  prévoyance  eût  été  égale  au 
courage,  si  le  cerveau  de  l'Etat  eût  été 
aussi  bon  que  le  cœur  des  citoyens? 


Il  y  a  quelques  années  —  si  l'on  veut 
bien  nous  pardonner  de  nous  citer  nous- 
même  — ,  nous  écrivions  qu'il  n'avait 
jamais  été  plus  opportun  de  reprendre 
l'image  fameuse  de  Prévost-Paradol  avant 
1870.  Les  deux  locomotives  lancées  sur  la 


LA   GUERRE   DE   1914  299 

même  voie  à  la  rencontre  l'une  de  l'autre, 
et  dont  Prévost-Paradol  avait  parlé  à  la  fin 
du  Second  Empire,  ce  n'était  plus  seule- 
ment la  France  et  la  Prusse  :  c'était  le 
monde  germanique  d'un  côté,  la  Triple- 
Entente  de  l'autre  '.  Un  lieu  commun,  géné- 
ralement reçu,  développé  dans  des  discours 
et  dans  des  journaux  innombrables,  a 
permis  de  soutenir  jusqu'au  jour  de  la  dé- 
claration de  la  guerre  que  la  Triplice  et 
la  Triple-Entente  avaient  reconstitué  l'équi- 
libre de  l'Europe,  que  les  deux  systèmes 
d'alliances  se  faisaient  l'un  à  l'autre  contre- 
poids, que  le  risque  de  guerre  était  par  là- 
même  écarté.  Equilibre  dangereusement 
instable,  en  réalité.  La  France,  la  Russie, 
l'Angleterre,  malgré  tout  ce  qui  avait  pu  les 
séparer,  avaient  fini  par  unir  leurs  forces 
contre  le  péril  commun.  Mais  cette  coalition , 
n'eût-elle  existé  que  sur  le  papier,  faisait 


1.  Voir    notre    livre    le     Coup    d'Agadir   et    la    guerre 
d'Orient. 


300  HISTOIRE   DE    DEUX    PEUPLES 

craindre  à  l'Allemagne  de  ne  plus  être,  et 
surtout  de  ne  plus  paraître,  la  plus  forte. 
Or,  il  fallait  que  la  réputation  de  sa  su- 
périorité militaire  restât  intacte.  De  là,  des 
armements  toujours  croissants,  un  effort 
plus  grand  chaque  fois  qu'un  événement 
nouveau,  survenant  dans  la  situation  poli- 
tique, semblait  propre  à  diminuer  le  pres- 
tige de  l'Allemagne  en  Europe.  De  son  côté, 
la  Triple-Entente,  à  regret  le  plus  sou- 
vent, avec  lenteur  et  avec  retard,  devait  se 
mettre  à  égalité  avec  l'Empire  allemand. 
Cette  marche  parallèle  des  deux  groupes  ne 
pouvait  se  prolonger  à  l'infini.  Une  pareille 
rivalité  ne  pouvait  se  terminer  autrement 
que  par  la  guerre. 

La  Triple-Entente  n'a  fait  que  suivre  les 
impulsions  venues  de  Berlin.  Elle  n'a  fait 
que  répliquer,  —  insuffisamment,  d'ail- 
leurs, presque  toujours  —  aux  mesures 
prises  parl'Allemagne.Elleest  restée  fidèle, 
en  somme,  au  principe  qui  avait  présidé  à 
ses  origines  :  le  principe  de  résistance,  le 


LA    GUERRE    DE    1914  301 

principe  de  non-acceptation,  en  réponse  à 
la  volonté  expresse  de  l'Allemagne  de  do- 
miner toujours  par   la  puissance  de   ses 
armes,  d'imposer  sa  volonté  en  intimidant 
l'Europe.   La  provocation  ne  pouvait  pas 
partir  du  groupe  anglo-franco-russe.  Mais 
l'obstacle  que  ce  groupe  opposait  à  l'hégé- 
monie allemande,  les  efforts  croissants  aux- 
quels il  obligeait  l'Empire, irritaient  celui-ci 
chaque  jour  davantage.  L'Allemagne  a  tenté 
dix  fois  de  dissocier  la  Triple-Entente.  En 
dépit  de  ses  hésitations,  de  ses  faiblesses, 
de  ses  lacunes,  la  Triple-Entente  a  duré. 
Plus  l'Allemagne  s'armait,  se  montrait  me- 
naçante et  provocante,  plus  aussi  la  Triple- 
Entente  se  resserrait.  Le  jour  devait  venir 
011   l'Allemagne    tenterait  de  la    briser  : 
ainsi,  ce  qui  était  fait  pour  conserver  la  paix 
se  transformerait  en  principe  de  guerre. 
Telle  était  encore  une  des  fatalités  vers 
lesquelles  l'Europe  marchait. 

Un  Etat  où  tout  est  né  de  la  guerre  et 
fait  pour  la  guerre,  dont  la  guerre  est  «  i'in- 


302  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

dustrie  nationale», n'en  court  pourtant  pas 
le  grand  risque  sans  qu'un  ensemble  de 
circonstances  se  soit  produit  qui  l'y  ait 
déterminé.  L'Allemagne  a  peut-être  laissé 
passer  pour  sa  guerre  préventive  contre  la 
Russie,  sa  guerre  d'agression  contre  la 
France,  des  occasions  meilleures  que  celle 
qu'elle  a  choisies  en  1914.  Après  vingt 
ans  d'un  règne  pacifique,  c'est  en  1909, 
c'est  à  propos  des  affaires  d'Orient  que, 
pour  la  première  fois,  Guillaume  II  aura 
pris  une  attitude  nettement  belliqueuse. 
Pourquoi  cela  ? 

Révolution  turque  de  1908,  annexion  défi- 
nitive de  la  Bosnie-Herzégovine  par  l'Au- 
triche, protestation  de  la  Russie,  mouve- 
ment général  du  slavisme  cjontrela  poussée 
du  monde  germanique  vers  l'Orient  :  l'en- 
chaînement des  causes  est  certain.  Mais  il 
faut  remonter  plus  haut,  comprendre  que 
l'Allemagne,  au  congrès  de  Berlin,  en  fai- 
sant attribuer  la  Bosnie  à  l'Autriche  pour 
acquérir  son  alliance,  en  lui  accordant  une 


LA    GUERRE    DE    11)14  303 

compensation  à  sa  défaite  de  1866,  s'était 
engagée  pour  l'avenir.  Cette  compensation, 
il  fallait  la  garantira  l'Autriche,  sous  peine 
de  voir  celle-ci  aspirer  à  reprendre  un  rôle 
dans  le  monde  germanique  d'oii  elle  avait 
été  expulsée  après  Sadowa.  Or,  dans  l'en- 
tre-temps,  les  peuples  balkaniques  s'étaient 
définitivement  éveillés  à  l'existence.  Comme 
l'avaient  prévu,  après  Proudhon,  quel- 
ques esprits  pénétrants,  le  principe  des 
nationalités,  propagé  dans  l'Europe  orien- 
tale, y  produisait  les  mêmes  bouleverse- 
ments qu'il  avait  produits  dans  l'Europe 
centrale.  Et  la  Russie  se  trouvait  derrière 
la  Serbie  comme  Napoléon  III  s'était  trouvé 
derrière  le  Piémont...  Conflits  d'idées,  de 
sentiments,  d'intérêts,  tout  faisait  glisser 
l'Europe  vers  la  guerre.  A  l'ultimatum  alle- 
mand de  1909,  lui  enjoignant  de  recon- 
naître l'annexion  de  la  Bosnie-Herzégovine 
par  l'Autriche,  la  Russie  avait  pu  céder. 
Eût-elle  cédé  encore  à  l'ultimatum  de  1914, 
l'Allemagne  eût-elle  remporté  un  nouveau 


304  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

succès  de  sa  politique  d'intimidation  en 
obtenant  que  la  Russie  permît  à  l'Autriche 
d'écraser  les  Serbes,  que  la  même  situation 
se  fût  reproduite  tôt  ou  tard.  Un  jour  de- 
vait venir  où  une  résistance  profonde,  com- 
mandée par  l'instinct  de  conservation,  serait 
opposée  à  une  nouvelle  exigence  de  l'Al- 
lemagne, sous  peine  de  voir  le  monde  ger- 
manique faire  désormais  la  loi  à  l'Europe. 


Les  calculs  de  l'Allemagne  ont  été  dé- 
joués. Elle  a  échoué  dans  son  entreprise. 
La  Triple-Entente, comme  l'a  déclaré  M.  Vi- 
viani,  n'a  pas  cédé  à  la  pression  dont  elle  a 
été  l'objet.  Elle  a  subi  l'épreuve  de  la  guerre 
et  elle  y  a  résisté.  La  France  est  restée  fidèle 
à  son  pacte  avec  la  Russie,  quoique  Guil- 
laume II,  comme  l'indiquaient  les  démar- 
ches et  les  avertissements  préalables  de 
M.  de  Schœn  à  Paris,  ait  escompté  une  dé- 
faillance. La  Belgique,  par  un  haut  fait  qui 
restera  mémorable   dans  l'histoire,  a  re- 


LA    GUERRE    DE    1914  305 

poussé  les  sommations  du  puissant  Empire. 
L'Angleterre,  contre  l'attente  de  l'Empe- 
reur et  de  son  peuple  exaspérés  de  leur 
propre  méprise,  s'est  gardée  de  recom- 
mencer son  erreur  de  1870.  Malgré  la  puis- 
sance de  ses  armées,  la  plus  formidable 
machine  de  guerre  que  le  monde  ait  vue, 
malgré  sa  préparation  et  son  organisation, 
poussées  à  un  degré  qui  jamais  n'avait  été 
atteint,  l'Allemagne  a  été  vaincue  sur  les 
rives  de  la  Marne,  et  sa  supériorité  mi- 
litaire a  dès  lors  été  mise  en  discussion. 
Les  neutres  ne  l'ont  plus  tenue  pour  invin- 
cible :  considérable  changement  dans  l'at- 
mosphère européenne.  Surtout,  l'Europe  a 
compris  que  son  repos,  sa  sécurité,  sa  civi- 
lisation étaient  incompatibles  avec  l'exis- 
tence d'une  grande  Allemagne  unie,  que 
nulle  entente  ne  serait  jamais  possible  avec 
cet  État-brigand.  Quoi  qu'il  arrive,  une 
idée  restera  souveraine  :  c'est  que  la  puis- 
sance allemande  est  le  fléau  du  monde  eu- 
ropéen. 

20 


306  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

Quelque  favorable  que  puisse  apparaître 
l'avenir,  n'oublions  pas  cependant  que  l'his- 
toire aime  la  complexité  autant  qu'elle  a 
horreur  des  solutions  simples.  Tant  d'in- 
térêts, d'aspirations,  de  besoins,  de  forces 
restent  en  présence,  qu'il  est  plus  sage  de 
douter  que,  même  après  cette  guerre  gi- 
gantesque,  un    ordre   nouveau,   définitif, 
satisfaisant  pour  tous,  puisse  être  trouvé 
d'un  seul  coup.  11  importe  de  se  souvenir 
que  la  politique  vit  surtout  de  compromis, 
de  solutions  moyennes  qui  laissent  la  porte 
ouverte  à  de  nouvelles  difficultés,  à  de  nou- 
veaux  conflits.    L'idée   de  nationalité    et 
l'idée  de  race  travaillent  l'Europe  depuis 
une  centaine  d'années.  Qui  peut  répondre 
que  ces  idées  n'animeront  pas,  à  leur  tour, 
d'autres  peuples  qui  semblent  aujourd'hui 
en  sommeil,  qu'elles  ne  détermineront  pas 
d'autres   catastrophes  ?  La  France  a  été 
directement  atteinte  par  l'unité  allemande. 
Elle  vient,  par  un  choc  en  retour,  de  sou- 
tenir une  grande  guerre  sortie  des  suites  de 


LA    GUERRE    DE    1914  307 

cette  unité  et  amenée  par  de  nouveaux 
enfantements  de  nations  dans  l'Europe 
orientale.  Qui  nous  dit  que  ces  causes  ces- 
seront d'agir,  que  d'autres  événements  sem- 
blables ne  porteront  pas  sur  nos  destinées 
le  même  contre-coup  ? 

L'espérance  que  nous  pouvons  nourrir, 
c'est  que,  si  l'Allemagne  est  bien  vaincue,  le 
régime  qu'elle  a  imposé  à  l'Europe  et  qui, 
par  une  effroyable  régression,  met  sous  les 
armes  toute  la  population  mâle  des  peu- 
ples (idée  qui  eût  fait  frémir  d'horreur  les 
Français  d'autrefois)  pourra,  devra  être 
aboli.  La  guerre  à  la  façon  germanique,  la 
guerre  sauvage  des  nations  armées  devien- 
dra alors  un  des  plus  mauvais  souvenirs 
de  l'humanité.  Le  siècle  où  l'Allemagne  fut 
unie  et  puissante  passera  pour  un  siècle  de 
fer.  Quant  à  connaître  le  repos  complet, 
quant  à  être  assurés  de  vivre  pour  eux- 
mêmes,  sur  eux-mêmes,  sans  craindre 
d'être  entraînés  dans  de  nouveaux  conflits, 
les  peuples  ne  pourront  de  longtemps  l'es- 


308  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

pérer.  L'histoire  est  lente.  Ses  retours,  ses 
méandres  sont  perfides.  Une  des  pires  illu- 
sions qu'une  nation  puisse  entretenir  con- 
siste à  penser  qu'il  est  en  son  pouvoir,  par 
sa  seule  volonté,  d'échapper  aux  consé- 
quences du  passé,  de  déclarer  efficacement 
que,  pour  elle,  tous  les  problèmes  sont  réso- 
lus, que,  satisfaite  de  ce  qui  est,  renfermée 
entre  ses  frontières,  elle  entend  ne  plus 
vivre  que  pour  son  compte.  Cette  illusion, 
qui  a  tenté  presque  toutes  les  démocraties, 
a  failli  nous  coûter  notre  existence  natio- 
nale. C'est  l'erreur  dans  laquelle  la  France 
ne  devra  pas  retomber.  Les  Français  de 
1914  et  1915  ont  héroïquement  payé  pour 
les  fautes  de  leurs  ancêtres.  Ils  ont  préparé 
pour  les  générations  prochaines  un  avenir 
meilleur  que  le  temps  qu'ils  ont  eux-mêmes 
vécu.  Mais,  pour  ces  générations  mêmes,  le 
cycle  des  travaux  et  des  peines  n'est  pas, 
ne  sera  jamais  fermé... 


FIN 


APPENDICES 
I 

LE    MARIAGE    AUTRICHIEN    DE    NAPOLÉON    I^"^ 


Lorsque  Napoléon  voulut  épouser  une 
Habsbourg,  recommencer  le  mariage  de 
Louis  XVl,  il  mécontenta  ses  vieux  soldats 
et  l'opinion  restée  fidèle  aux  traditions  révo- 
lutionnaires.  Plus  tard,  les  napoléoniens 
libéraux  diront  que  la  décadence  de  l'Em- 
pire a  daté  du  jour  où  Napoléon  eut  pris 
pour  femme  une  Autrichienne.  Il  est  curieux 
délire,  dans  V Histoire  de  Thiers,  le  résumé, 
très  bien  fait,  du  conseil  011  l'Empereur  con- 
sulta les  dignitaires  sur  son  mariage.  L'op- 
position entre  Talleyrand,  représentant  de 


310  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

l'ancien  régime  et  Murât,  représentant  de 
la  Révolution,  est  frappante  : 

Napoléon  se  mit  alors  à  recueillir  les  voix, 
en  commençant  par  la  gauche,  c'est-à-dire  par 
le  côté  où  allaient  être  exprimés  les  avis  les 
moins  sérieux,  bien  que  M.  de  Talleyrand  s'y 
trouvât.  Il  se  réservait  les  avis  les  plus  graves 
pour  les  derniers...  Le  prince  Eugène,  parlant 
après  le  prince  Lebrun,  reproduisit  en  termes 
simples  et  modestes  les  raisons  que  donnaient 
les  partisans  de  la  politique  autrichienne,  et  qui 
furent  répétées  avec  plus  de  force,  quoique  avec 
une  concision  sentencieuse,  par  M.  de  Talley- 
rand. Celui-ci  était,  après  l'archichancelier,  le 
juge  le  plus  compétent  en  pareille  matière.  Il  dit 
que  le  temps  d'assurer  la  stabilité  de  l'Empire 
était  venu,  que  la  politique  qui  rapprochait  de 
l'Autriche  avait  plus  qu'une  autre  cet  avantage 
de  la  stabilité,  que  les  alliances  avec  les  cours  du 
Nord  avaient  un  caractère  de  politique  ambitieuse 
et  changeante,  que  ce  qu'on  voulait  c'était  une 
alliance  qui  permît  de  lutter  avec  l'Angleterre, 
que  l'alliance  de  1756  était  là  pour  apprendre 
qu'on  n'avait  trouvé  que  dans   l'intimité  avec 


APPENDICES  311 

TAutriche  la  sécurité  continentale  nécessaire  à 
un  grand  déploiement  de  forces  maritimes  ; 
qu'enfin,  époux  d'une  archiduchesse  d'Autriche, 
chef  du  nouvel  empire,  on  n'aurait  rien  à  envier 
aux  Bourbons.  Le  diplomate  grand  seigneur,  par- 
lant avec  une  finesse  et  une  brièveté  dédai- 
gneuses, s'exprima  comme  aurait  pu  le  faire  la 
noblesse  française,  si  elle  avait  eu  à  émettre  un 
avis  sur  le  mariage  de  Napoléon. 

Il  restait  à  consulter  Murât  et  Tarchichance- 
lier   Gambacérès.   Murât   montra   une   vivacité 
extrême  et  exprima  au  milieu  de  ce  Conseil  des 
grands  de  TEmpire  tout  ce  qui  restait  de  vieux 
sentiments  révolutionnaires  dans  l'armée.  Il  sou- 
tint que  ce  mariage  avec  une  princesse  autri- 
chienne ne  pouvait  que  réveiller  les  funestes  sou- 
venirs de  Marie- Antoinette  et  de  Louis  XVI,  que 
ces  souvenirs  étaient  loin  d'être  effacés,  loin  d'être 
agréables  à  la  nation  ;  que  la  famille  impériale 
devait  tout  à  la  gloire,  à  la  puissance  de  son 
chef  ;  qu'elle   n'avait  rien  à  emprunter  à  des 
alliances  étrangères,  qu'un  rapprochement  avec 
Tancien  régime  éloignerait  une  infinité  de  cœurs 
attachés  à  l'Empire,  sans  conquérir  les  cœurs  de 


312  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

la  noblesse  française.  Il  s'emporta  même  avec 
toutes  les  formes  du  dévouement  contre  les  par- 
tisans de  l'alliance  de  famille  avec  l'Autriche, 
affirmant  qu'une  telle  alliance  n'avait  pu  être 
imaginée  par  les  amis  dévoués  de  l'Empereur. 

(Thibrs,  Histoire  de  l'Empire,  livre  XIX.) 


Il 


l'unité  italienne  et  l  unité  allemande 


Crispi  étant  allé  voir  Bismarck  à  Varzin 
en  1887,  un  témoin  de  leurs  entretiens  les 
a  rapportés  dans  un  petit  livre  peu  connu 
dont  voici  un  passage  qui  éclaire  ce  que 
nous  avons  dit,  au  cours  de  ce  livre,  des 
traités  de  1815  : 

«  Par  Teffet  d'une  transition  hardie  la  conver- 
sation se  porte  sur  les  traités  internationaux. 

«  Que  reste-t-il  des  traités  de  1815?  Plus  rien. 

<  —  Et  pour  ma  part,  dit  le  Prince  (de  Bis- 
mark), j'ai  quelque  peu  contribué  à  achever  de 
les  réduire  à  néant. 

«  En  effet,  du  jour  où,  conseiller  intime  de  lé- 
gation, M,  de  Bismarck  arriva,  en  qualité  de  délé- 
gué de  la  Prusse,  à  la  diète  de  Francfort  (août 


314  HISTOIRE    DE    DEUX    PEUPLES 

1851),  jusqu'au  traité  signé,  le  10  mai  1871,  dans 
cette  même  ville,  à  Thôtel  du  Cygne  blanc,  avec 
les  plénipotentiaires  français,  il  n'a  cessé  de  tra- 
vailler à  cette  tâche.  N'étaient-ce  pas  les  traités 
de  Vienne  qui  avaient  établi  ces  rapports  fédé- 
raux que  M.  de  Bismarck  considérait  «  comme 
une  infirmité  de  la  Prusse  qu'il  fallait  guérir 
fero  et  igné  »  tôt  ou  tard  ?  N'avaient-ils  pas  con- 
sacré, en  quelque  sorte,  la  domination  de  la  France 
sur  l'Alsace,  la  <  porte  »  de  l'Allemagne? 

«  M.  de  Gavour,  en  annulant,  pour  ce  qui  con- 
cerne l'Italie,  l'œuvre  du  Congrès  de  Vienne, 
avait  prévu  que  la  France  se  mettrait  sur  la  même 
voie  pour  ce  qui  concernait  l'Allemagne. 

«  Au  mois  de  septembre  1860,  après  Castel- 
fidardo,  la  campagne  d'Ombrie  et  l'entrée  de  Vic- 
tor-Emmanuel à  Naples,  le  comte  Brassier  de 
Saint-Simon,  envoyé  de  S.  M.  le  roi  de  Prusse 
près  la  Cour  de  Turin,  vint  lire  à  M.  de  Cavour 
une  note  énergique  de  M.  de  Schleinitz,  sur  la 
conduite  du  Piémont,  et  voulut,  d'après  ses  ins- 
tructions, lui  en  laisser  copie. 

«  —  Je  n'éprouve  pas,  répondit  à  peu  près 
M.  de  Cavour,  un  désir  bien  ardent  de  posséder 


APPENDICES  315 

copie  de  cette  dépêche...  Mais,  en  tout  cas,  je  me 
console  d'avoir  déplu  si  vivement  au  Gouverne- 
ment de  S.  M.  le  roi  Guillaume  par  la  pensée 
que  «  la  Prusse,  un  jour,  saura  gré  au  Piémont 
de  Texemple  qu^il  vient  de  lui  donner.  » 

{M,  Crispi  chez  M.  de  Bismarck,  Journal  d4 
voyage,  Rome  1894,  p.  55  à  57.) 

Plus  loin  dans  la  bouche  de  Crispi  : 

€  Coup  d'œil  rétrospectif  sur  l'histoire  :  Pa- 
rallélisme des  destinées  politiques  du  Piémont 
et  de  la  Prusse,  de  la  maison  de  Savoie  et  de 
celle  des  Hohenzollern  qui.  Tune  et  l'autre  pour- 
raient avoir  la  même  devise  :  Vom  Fels  zum 
Meer  (de  la  montagne  à  la  mer). 

«  Victor  Amédée  II  de  Savoie  fut  un  des  pre- 
miers souverains  qui  reconnurent  à  Frédéric  I" 
la  qualité  de  roi  de  Prusse  ;  par  réciprocité,  le 
fils  de  Frédéric,  Frédéric -Guillaume  I",  fut  des 
premiers  à  reconnaître  à  Victor-Amédée  la  qua- 
lité de  roi  de  Sicile  qu'il  avait  acquise  par  le 
traité  d'Utrecht  et  qu'il  devait  échanger,  en  1720, 
avec  celle  du  roi  de  Sardaigne...  Victor-Amédée 
écrivait,  le  25  juillet  1716,  à  son  ambassadeur 


316  HISTOIRE    DE   DEUX    PEUPLES 

à  Paris,  où  venait  d'arriver  le  ministre  de  Prusse, 
baron  de  Knjpliausen  :  «  Nous  souhaitons  que 
vous  tâchiez  de  lier  amitié  avec  le  ministre  de 
Prusse,  vous  en  procurant  la  confiance,  que  vous 
aurez  soin  ensuite  de  cultiver.  Nos  ministres  ont 
toujours  eu  celle  des  ministres  du  feu  Roy,  et 
il  y  a  toujours  eu  entre  eux  beaucoup  de  liaison, 
ainsi  qu'il  y  en  a  eu  une  fort  cordiale  entre 
Nous  et  Luy.  Vous  rencontrerez  notre  entière 
satisfaction  si  vous  pouviez  en  fomenter  une 
égale  entre  Nous  et  le  Roy  son  maître...  »  Le 
Roi  de  Prusse  faisait,  en  réponse,  exprimer  «  les 
sentiments  d'estime  et  de  joie  avec  lesquels  il 
avait  appris  les  ouvertures  faites  à  son  Ministre, 
auxquelles  il  répondrait  d'une  manière  qui  prou- 
verait combien  il  s'estimait  heureux  de  pouvoir 
affermir  avec  S.  M.  Sicilienne  une  véritable  bonne 
correspondance,  telle  qu'elle  pût  être  utile  aux 
deux  cours  et  au  bien  commun...  » 

(Ibidem,  p.  154  à  156). 

La  participation  de  l'Italie  à  la  guerre 
de  1915  du  même  côté  que  la  P'rance  est 
un  de  ces  événements  qui  montrent  combien 


APPENDICES  317 

la  vie  politique  est  complexe  et  féconde  en 
réactions  et  en  surprises.  Si  l'unité  ita- 
lienne a  eu  des  partisans  en  France,  c'étaient 
aussi  des  partisans  de  l'unité  allemande  et 
des  admirateurs  de  la  Prusse,  qui  ne  sépa- 
raient pas  la  nouvelle  Italie  de  la  nouvelle 
Allemagne.  L'Italie,  qui  a  manqué  à  notre 
alliance  en  1870,  n'a  pas  été  l'alliée  de 
l'Allemagne  en  1914-1915,  et  ces  deux  atti- 
tudes s'expliquent  fort  bien  par  la  position 
même  de  l'Italie  en  Europe  et  par  ses  inté- 
rêts :  Bismarck,  quoiqu'il  eût  fondé  la  Tri- 
plice,  avait  eu  le  pressentiment  de  cela. 
C'est  un  exemple  qui  prouve  combien  la 
politique  est  mouvante  et  qui  montre  l'im- 
prudence qu'il  yaà  s'y  croire  jamais  assuré 
de  l'avenir. 


FIN    DES    APPENDICES 


TABLE    DES    MATIERES 


Pages 

Avant-propos 7 

Chapitre  premier,  —  La  monarchie  héréditaire 

des  Capétiens  et  l'anarchie  allemande.     .        11 

Chapitre  II.  —  Les  traités  de  Westphalie  : 
l'anarchie  allemande  organisée  et  la  sécu- 
rité de  la  France  garantie 61 

Chapitre  III.  —  La  France  entre  la  Prusse  et 

l'Autriche .     107 

Chapitre  IV.  —  La  Révolution   et   l'Empire 

préparent  l'unité  allemande  .....      169 

Chapitré  V.  —  «  La  politique  que  le  peuple 
élaborait  depuis  1815  »  nous  conduit  à 
Sedan .     227 

Chapitre  VI.  —  Causes  générales  de  la  guerre 

de  1914 .279 

Appendices 309 


ACHEVÉ    D'IMPRIMER 

PAR 

l'imprimerie    CHARLES    COLIN 

POUR 

LA    NOUVELLE    LIBRAIRIE    NATIONALE 

LE    10  AOUT    1915 


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